Jean Ferrat
"La chanson, ce n’est pas un métier facile".
Paris
10/01/2003 -
Plus de tournées depuis 1973, pas de disque depuis 1994,
Jean Ferrat est un artiste rare.
Il est un peu sorti de sa retraite ces temps derniers avec la parution de
Jean Ferrat en scène,
un spectacle enregistré en public pour la télévision en 1991.
Rencontre avec un grand personnage de la chanson,
toujours actif et très attentif à la cause de sa chère chanson "classique",
bien malmenée ces dernières années,
en raison du "mépris de la part des petits marquis
envers ce genre de création". Pourquoi ne recommencez-vous pas à donner des concerts ?
On ne peut pas faire de scène comme ça. Il faut remettre une usine en route, il me faudrait répéter des mois avec des musiciens, recréer une logistique. Je n’en ai plus envie pour l’instant. J’ai l’impression que si je refaisais de la scène, cela m’apporterait plus de choses désagréables qu’agréables.
Même le contact avec le public ?
Le public, c’est magnifique mais ce n’est pas le plus important. Ces vingt dernières années, le travail d’écriture, d’enregistrement, voire les émissions de télévision, m’ont plus intéressé que la scène.
Vous aviez le trac ?
Je l’ai eu, terriblement. Puis il s’est petit à petit dissipé. Enfin, cela n’a plus été le trac qui détruit mes possibilités. Au début, c’était le cas : j’avais la voix qui chevrotait, les jambes aussi. Je ne suis pas un garçon très extraverti.
On a parfois l’impression que vous écrivez vos chansons dans l’instant, sous le coup de l’émotion, comme lorsque vous avez interpellé l’éditorialiste Jean d’Ormesson dans Un air de liberté, en 1975.
J’ai eu un choc quand j’ai lu l’article dans lequel M. d’Ormesson déclarait qu’avec la chute de Saigon, un air de liberté disparaissait. J’ai immédiatement pensé réagir mais ça a pris plusieurs mois avant que j’achève ce texte. J’ai souvent traité en chanson des thèmes qui ne sont pas a priori des thèmes de chansons. C’est cela ma caractéristique, je pense. Plus on écrit sur des sujets qu’on peut penser inadaptés à la chanson, plus on est sur la corde raide. C’est terriblement difficile pour ne pas déraper d’un côté ou de l’autre.
Mais souvent vos chansons, même si elles sont très écrites, contiennent des expressions très familières, comme votre fameux "pauvres petits cons"...
En effet, je privilégie souvent l’expression qui veut dire quelque chose à un langage extrêmement raffiné. "Pauvres petits cons", c’est une locution courante et il me semble qu’en l’occurrence, elle était particulièrement adaptée.
Vous êtes volontiers satirique...
Oh oui, j’ai fait des chansons satiriques, comme Jeunes imbéciles, sur les révolutionnaires soixante-huitards qui étaient sur les barricades et dont on voit où ils sont maintenant.
Vous n’avez pas aimé les révolutionnaires de Mai-68 ?
Mais si, je les aimés, j’étais avec eux ! J’ai occupé Bobino, j’ai été à la Sorbonne... Certes, je n’ai pas été sur les barricades, ce n’était déjà plus de mon âge. Ce qui était touchant, c’est le jaillissement qu’ils ont provoqué à cette époque, qui était une jouvence extraordinaire en même temps que d’une extraordinaire puérilité. Tout d’un coup, ils avaient la révélation et personne n’avait rien fait avant eux. Ils découvraient le monde du travail, l’exploitation capitaliste, des vieux qui maintenaient leur chape de plomb et contre qui personne ne s’était jamais battu ! C’était d’une fraîcheur incroyable et sympathique, mais exaspérante. Ils niaient tous les efforts, toutes les luttes, tous les combats qui avaient eu lieu avant eux et dont ils se foutaient carrément.
On a créé un comité des jeunes de la variété, avec sans arrêt des réunions. On allait dans les usines en grève distraire le peuple en lutte. Ça avait des côtés formidables et des côtés un peu énervants. Comme ça, je suis allé chanter pour les grévistes chez Renault à Billancourt.
Il y avait de tout en 68, et même des "Maos" pur jus avec leur livre rouge brandi dans la France profonde – la pensée de Mao dans la Sarthe! C’était d’une puérilité à vous faire tomber les bras. Mais il y avait quelque chose qui se passait, une certaine France en mouvement. Et il est issu de ce mouvement des choses qui ont changé le visage de la France, surtout dans le domaine des mœurs, mais aussi dans le domaine strictement syndical. Avant Mai-68, on a dit "la France s’ennuie". Elle s’était réveillée mais elle est vite retombée. Alors je suis parti en voyage aux Etats-Unis avec Eddie Barclay. Comme je suis très joueur, ça m’a beaucoup plu...
Vous jouez beaucoup ?
Je joue aux cartes - au poker, à la belote, au rami -, aux dames, à la pétanque, à la lyonnaise, à tout ce que vous voulez. Mais le casino m’ennuie un peu. Si j’y joue, c’est au vingt et un.
Avec vos chansons, on vous imaginerait plutôt puritain...
Pas du tout. J’aime rigoler avec les copains, boire un coup, jouer, tout ça...
Et vous perdez beaucoup d’argent en jouant ?
J’en ai plutôt gagné. Mais depuis quelques temps, je suis dans une mauvaise passe. Aux cartes, je me traîne...
La chanson est-elle un métier facile ?
Non, ce n’est pas un métier facile. Mais les gens ne savent pas si c’est facile ou pas; ils reçoivent ce qu’on leur donne. Et, en général, c’est les paillettes. Ils ne voient que des gens joyeux, qui gagnent des sous. Il y a une distorsion terrible dans le public, entre la réalité qu’ils perçoivent à propos de quelques-uns et la vraie condition de tous les autres, de tous les soutiers de la chanson.
Avez-vous longtemps été soutier ?
J’ai chanté sept ans avant de voir une petite lueur. Sept ans, ce n’est rien du tout à dire, mais quand on les vit journellement, qu’il faut manger, c’est long...
Mais il y a de grandes joies, aussi.
La plus grande joie, c’est de créer quelque chose qui vous semble abouti, un petit truc rond devant lequel on sait qu’on n’aurait pas pu mieux faire. Mon souci, même en parlant des choses les plus quotidiennes, les plus actuelles, les plus politiques, n’est pas d’écrire sur tel ou tel sujet mais d’apporter ma part de création.
Aviez-vous des modèles, à vos débuts ?
Dans les années d’après-guerre, les chansons de Prévert et Kosma. Puis le répertoire que chantait Montand, qui était d’une extrême qualité et qui m’a beaucoup influencé, non pas tant par son côté social ou politique, mais par la qualité des textes et des musiques dont il arrivait à faire des succès. C’est la démarche que, depuis le début, j’ai essayé de suivre.
Ce qui est pour moi un sujet de satisfaction, c’est d’avoir mis dans la rue des chansons issues de la grande poésie française, en particulier Aragon. Et je l’ai fait à l’encontre de tout ce qu’on me disait et de tout ce qu’on entend encore chez les gens de radio, chez les gens de ce métier dégueulasse, de ces marchands de merde qui tiennent aujourd’hui les propos qu’on me tenait à cette époque: "Oh, c’est bien ce que vous faites, c’est beau, mais ça n’intéressera personne. C’est pour un petit cabaret de la rive gauche..." Et moi, j’ai prouvé le contraire. Et ces connards, vous croyez que ça leur a servi de leçon ? Non, on entend la même musique : ça c’est pour les jeunes, ça c’est pour les moins de quinze ans, les jeunes beurs, les jeunes blacks, les jeunes citadins… Mais où sommes-nous? Enfin, je m’énerve. Des fois, ça déborde !
Bertrand Dicale