L’œuvre phare de LanzmannAvec le film de Claude Lanzmann, la connaissance de la Shoah bascule.
Désormais, elle atteint les cœurs, la chair.
par Evelyne SELLÉS-FISCHER
Lanzmann montre des hommes qui souffrent et malgré tout résistent,
il montre l’horreur palpable de l’univers concentrationnaire,
sans concession, sinon à la pudeur. Et il change la donne.
On ne peut plus parler de la Shoah sans parler du film.
Shoah ne fait pas appel à l’imaginaire de la fiction. Ni aux archives.
En ce sens, ce n’est pas un documentaire.
Il se déroule à l’écran en dehors de toute morale :
les camps, supermarchés de la mort, les nazis, stakhanovistes de la mort
ou le macabre rendement à tout prix.
Quand on a dit l’indicible, qui peut encore prendre la parole ?
Shoah a changé les mentalités.
« Shoah est un événement majeur qui bouleverse notre vision du monde »,
dit ainsi l’universitaire Rachel Ertel.
Nul ne peut le voir sans en être retourné car ce film a quelque chose d’une métanoïa :
il force le regard à se diriger vers ce qui fait peur, ce qui fait honte, ce qui fait mal,
vers le monstre qui sommeille en chacun.
« Le film le plus puissant jamais réalisé contre l’oubli », dit Jean-François Forges,
enseignant et auteur d’Eduquer contre Auschwitz.
Il a été une étape essentielle dans l’appréhension de l’Holocauste,
révélant ce qu’aucun avant lui n’avait su révéler.
Un spectateur a écrit à Claude Lanzmann :
« C’est la première fois que j’entends le cri d’un enfant dans une chambre à gaz. »
Le film a suscité de nombreux articles, livres, débats et polémiques.
En Pologne, où il y avait les « pour » et les « contre »,
cinq cents articles ont été écrits après sa sortie.
Ce film a eu, a, aura un formidable retentissement car il n’est pas terminé,
il continue son œuvre en tout nouveau spectateur.
C’est un monument à la mémoire des disparus, le seul à la hauteur de l’insupportable,
leur véritable sépulture.
Méticuleux, Lanzmann accouche véritablement les protagonistes, les viole,
jusqu’à obtenir la substantifique vérité.
Car il pose les vraies questions, à la mesure de l’horreur, banales,
qui révèlent le quotidien : le froid, la boue, la saleté,
les problèmes mathématiques et techniques que posaient les camions à gaz !
Par-delà le devoir de mémoire, Lanzmann nous acquitte de nos dettes de transmission,
revendique la mémoire de ceux qu’on a fait taire dans les camps,
parle à la place des morts.
Shoah est un rempart possible contre ce que Hannah Arendt appelle la banalisation du mal.
Le temps n’efface pas la barbarie.
Lanzmann met l’accent sur le danger du non-respect
des droits élémentaires de l’être humain,
sur le danger d’absence de réflexion individuelle
au bénéfice d’une pensée unique générée insidieusement
par une communauté au service des plus bas instincts,
sur un événement qui a ébranlé les valeurs fondatrices de notre société.
Il appelle à la vigilance car le « plus jamais ça » n’est qu’une pirouette qui rassure.
Il pose la question essentielle : peut-on tirer des leçons du passé ?
L’homme est-il capable de ne pas recommencer ?
Chacun ressent qu’il aurait pu être, d’un côté ou de l’autre, victime ou bourreau.
Ceux qui se sont tus et savaient sont coupables : il est une violence du silence.
Shoah instaure un débat permanent, non seulement entre soi et les autres,
qui naît du regard différent que chacun jette sur ces images et le tragique qu’elles relatent,
mais entre soi et soi.
En ce sens, il est pédagogique. On peut considérer que Shoah,
dont le spectateur le moins averti ne peut nier qu’il est « écrit » avec les tripes,
est l’œuvre de toute une vie quand on sait que Claude Lanzmann
y a consacré tout son temps, toute son âme pendant douze ans
et qu’il accompagne le film là où il est présenté.
Il se décrit comme « un géographe, un topographe, un maniaque du détail,
un enquêteur obsédé, hanté par des lieux vides, acharné à les faire parler,
lancé dans une traque des plus spongieuses mémoires ».
Sa nécessité première fut de maîtriser le temps.
« J’ai été le maître du temps », dit-il. « Malgré toutes nos connaissances,
dit Simone de Beauvoir dans sa préface au livre Shoah (Folio),
l’affreuse expérience restait à distance de nous.
Pour la première fois, nous la vivons dans notre tête, notre cœur, notre chair… »
(Claude Lanzmann a collaboré avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir
aux Temps Modernes dont il est aujourd’hui le directeur.)
Shoah, de Claude Lanzmann, existe en coffret collector comprenant
l’intégrale de l’œuvre et le livre préfacé par Simone de Beauvoir.