CHANTEURS AU SMIC
ALEXIS CAMPION
Pour son premier Olympia pourtant complet, Clara Luciani avait touché un cachet de 160 euros.LOONA/ABACA ENQUÊTE Victimes de la chute des ventes de CD et des faibles rémunérations du streaming, de nombreux artistes réputés déplorent une baisse de revenus
Merci pour la musique ! » Doués, inspirés, pas encore stars et même parfois SDF… Dans le métro ou dans la rue à Paris, Marseille ou Nantes, les musiciens qui jouent au chapeau ne sont pas près de lâcher la vieille rengaine. La musique, dites-vous ? Ces dernières années, la place de cette activité culturelle majeure évolue à grande vitesse sous l’effet de technologies qui accélèrent tout. Du disque au concert en passant par les médias, tous les modes de diffusion sont bousculés par l’avènement du digital et de plateformes musicales de streaming (Deezer, Spotify, Apple Music, YouTube, etc.).
Fin 2019, Thomas Fersen, révélation des Victoires de la musique dès 1994 avec Le Bal des oiseaux, déclarait ne plus arriver à vivre de sa musique: « Le digital ne me rapporte rien, même si je suis sur les sites de streaming parce que, sinon, je disparais du paysage », déplorait le troubadour, réduit à autoproduire son dernier album. Au même moment, la jeune Clara Luciani a jeté un froid elle aussi, en dévoilant au magazine Télérama le tout petit cachet de son premier Olympia, pourtant complet : 160 euros ! « Les gens s’imaginent qu’on est riches parce qu’on passe à la radio. […] Mais c’est très dur de se rémunérer quand on démarre. Et ce ne sont pas mes revenus tirés des ventes de disques ou du streaming qui changent la donne. »
Deux déclarations qui sonnent comme une alerte ? Elles n’ont étonné personne dans le milieu, même si chacun sait que Clara Luciani, auteure de ses chansons, touchera 8 % quand même, l’année d’après, des recettes de son Olympia via la Sacem. « C’est difficile pour tout le monde, on s’accroche », admet le chanteur Cyril Mokaiesh, 34 ans, dont les albums sont régulièrement salués par la critique. Lui-même toujours « au cachet minimum » en tournée, il refuse de se plaindre : « On fait un métier à risques. Bien sûr il faut tout le temps se débrouiller, on est seuls. Mais il y a des aides, et on ne choisit pas d’être artiste pour s’acheter un appartement à Neuilly ! » Il en convient pourtant, « la musique vit dans un système victime de sa boulimie et de ses diffusions gratuites ».
« Il y a encore cinq ou dix ans, si tu vendais 50 000 CD, tu étais sur la carte, dit Philippe Zavriew, ex-bassiste de Lilicub devenu éditeur chez Peer Music France. Aujourd’hui, pour atteindre l’équivalent d’un tel chiffre en streaming, il te faut des millions de clics. Quand 1 500 streams comptent pour un album vendu, 1 million de streams d’une chanson rapportent à peine 1 000 euros à l’auteur-compositeur et à son éditeur, environ 4 000 euros à son producteur. » Le streaming crée toutefois de drôles de surprises. Philippe Zavriew prend l’exemple de Bob Marley, le nom éternel du reggae, décédé en 1981 : « Il y a dix ans, il ne rapportait plus grand-chose en CD. Aujourd’hui, il redevient avantageux car il est très écouté sur les plateformes. »
Pour gagner au casino du streaming, il faut générer ce que les professionnels appellent des « écoutes frénétiques ». Selon Thierry Langlois, producteur de tournées chez Uni-T (Camille, Izïa, Pomme), ce mode de consommation concerne avant tout le public jeune, réceptif à de très gros tubes plutôt qu’à des albums. « Ça porte chance à Aya Nakamura, à Nekfeu et aux vedettes du rap, explique-t-il. C’est plus compliqué pour d’autres, comme Camille ou Izïa, même si elles font de très belles tournées. De fait, ça favorise les gros concerts, qui sont souvent ceux de gros streamers. »
Reste que, pour la grande majorité des artistes, la transformation de leurs œuvres en « données » ne rapporte rien et ne fait qu’aggraver la baisse des ventes de leurs disques physiques. Même dans le cas d’une légende comme Patti Smith. « Ses concerts et ses livres sont devenus sa principale source de revenus, indique son manager français, Alain Lahana. Seul son titre People Have the Power [1988] génère des streams rentables. Le streaming embarque tout le monde dans un système de consommation où l’on parle de titres plutôt que d’albums entiers, dont on ne regarde même plus les pochettes. L’instantané a pris le dessus. »
En ce début 2020, celle qui débarque en force sur les playlists des radios musicales de l’Hexagone est d’ailleurs une youtubeuse : Adèle Castillon, avec son groupe Videoclub. « Elle a déjà constitué son public sur les réseaux sociaux, qui sont devenus la clé, observe Christophe Mali, le chanteur du groupe Tryö, qui a pris l’habitude de grandir hors de la promotion mainstream depuis 1998. Si Bigflo et Oli sont si haut aujourd’hui, c’est avant tout parce qu’ils ont un important capital de followers. »
Si le concert sauve la mise, il relève souvent d’une économie fragile. Mieux vaut être très connu, ou très bien implanté localement. Pour un artiste à la pop élitiste comme Petit Fantôme (le projet solo d’un des membres de Frànçois and the Atlas Mountains), la tâche est plus délicate. « Comme sa proposition est plutôt alternative, il nous faut trouver cinquante dates sur un an et demi dans des petits clubs de 50 à 200 spectateurs, reprend le producteur Thierry Langlois. Ça demande beaucoup de patience et ne garantit aucune visibilité, alors que la roue tourne toujours plus vite. » Après vingt-cinq ans de carrière, Tryö a fait le pari de produire lui-même son prochain spectacle à l’AccorHotels Arena, le 13 mars. « Il faut savoir être fou car il n’y a pas d’autre solution qu’apprendre à faire vivre son répertoire et à faire naître des droits, explique Christophe Mali. Aujourd’hui, tout le monde s’accroche au live. Même Alain Souchon fait les festivals ! »
En France, la grande majorité des artistes « moyens » et « émergents » ne pourrait pas poursuivre sans l’intermittence et les précieuses sources d’aide à la création. Ils sont conscients de leur chance, y voient même des avantages quand ils gardent le contrôle de leur production.
Nommée aux Victoires de la musique en 2013, Barbara Carlotti est désormais sa propre éditrice. Actuellement en préparation de deux albums, dont l’un en corse, réalisatrice d’un premier court métrage, la chanteuse a pris les choses en main : « J’ai connu quatre ans de bérézina après la liquidation du label Atmosphériques. Ça m’a poussée à maîtriser mon destin artistique. Je sais bien que le temps des disques qui font vivre deux ou trois ans est révolu, mais je me sens plus impliquée et moins inquiète qu’avant. »
Sans illusion mais sans désespoir non plus, beaucoup apprennent comme elle l’art de serrer les budgets et de se tourner vers des labels qui jouent la carte numérique. Ils sont nombreux aussi à chercher à diversifier les sources de revenus. L’artisanat des livres-disques pour Alex Beaupain (lire ci-dessous), la radio pour Barbara Carlotti ou les romans pour Dominique A, Bertrand Belin, Arthur H. Beaucoup misent sur les très rémunérateurs concerts privés, qui peuvent rapporter plus de 100 000 euros par soirée, telle Clara Luciani avec des marques comme Chanel ou Chloé. Certains écrivent pour des stars, à l’instar de Jeanne Cherhal qui l’a fait pour Johnny Hallyday.
Le Graal se trouve dans les droits des musiques ou chansons placées dans des films, des séries ou des campagnes publicitaires : leur part a augmenté de 33 % en 2018. L’Américaine Sarah Rebecca se lance en France avec, pour vitrine, sa chanson Diamond Veins, d’ores et déjà vendue pour un demi-million d’euros aux clips publicitaires de McDonald’s. Barbara Carlotti sourit : « Comme le dit Étienne Daho, faire simplement de la pop aujourd’hui, c’est faire de la résistance. »
LE JDD