Pourquoi les producteurs français se ruent à Londres
Banijay, Gaumont, Newen s’y installent pour produire des séries qui restent dans les quotas européens.
Enguérand Renault
AUDIOVISUEL En octobre dernier, le rachat du producteur Endemol-Shine faisait tomber des séries typiquement british comme Peaky Blinders, Black Mirror ou Broadchurch dans l’escarcelle du français Banijay. L’année dernière, Gaumont installait une équipe à Londres pour créer des séries. Enfin Newen, la filiale de production du groupe TF1, vient de s’associer avec Gub Neal, le célèbre producteur de The Fall qui a dirigé les chaîne Granada TV et Channel 4. Après avoir longtemps refusé d’acheter un producteur britannique - projet jugé trop cher et périlleux -, Newen a finalement décidé de créer une société commune, baptisé Ringside Studios, avec cette pointure du métier. Tous ces groupes français rejoignent à Londres le précurseur Studiocanal, installé outre-Manche depuis 1999.
Pourquoi cet appel de Londres dans un contexte de Brexit ? La réponse est qu’aujourd’hui la Grande-Bretagne réunit le meilleur des mondes. Certes, le pays n’est pas le plus gros producteur de séries audiovisuelles en Europe : avec un peu plus de 1 000 heures produites par an, il est derrière l’Allemagne et ses 2 100 heures. Sauf que ses séries s’exportent dans le monde entier, en raison de leur qualité mais aussi de la langue anglaise. Londres est surtout une tête de pont choisie par les plateformes américaines comme Netflix, Amazon, Apple, Disney+ pour adresser le marché européen. Elles ont toutes décidé d’investir massivement dans les productions locales en Europe. Car ces plateformes doivent désormais se plier à la directive européenne SMA qui impose des quotas de diffusion d’œuvres européennes. Or, malgré le Brexit, les séries britanniques sont encore considérées comme des œuvres européennes grâce à la convention sur la télévision transfrontière. Produire des séries britanniques leur permet donc de remplir une partie de leurs quotas en France et dans les autres pays de l’Union européenne.
Porte d’entrée des plateformes
«Le marché de la télévision qui était mondial devient local grâce aux plateformes. Gaumont, qui a très tôt développé une activité de séries aux États-Unis pour apprendre à travailler avec Netflix et Amazon, doit maintenant suivre le mouvement. Nous nous sommes donc installés en Allemagne et en Grande-Bretagne pour répondre à cette demande », explique Christophe Riandée, DG adjoint de Gaumont. « En Allemagne, nous allons produire la série Les Barbares pour Netflix. Et nous allons faire la même chose à Londres. De plus, la Grande-Bretagne a l’avantage d’être le lieu avec la plus grande communauté de talents. Et nos équipes de Londres travaillent déjà avec celles de Los Angeles sur des projets communs », ajoute-t-il. Outre-Manche, Gaumont coproduit déjà avec la chaîne britannique Sky la série Tin Star. Pour avoir très tôt parié sur le développement des plateformes de SVOD, le Français produit déjà 14 séries pour elles, notamment Narcos, dont la saison 6 est en tournage pour le compte de Netflix.
« Notre présence à Londres nous permet de solidifier les relations avec des créateurs de films et de séries très renommés et de travailler avec toutes les plateformes américaines de manière fluide », explique Anna Marsh, la nouvelle directrice de Studiocanal. Cette filiale du groupe Canal+ travaille déjà avec Apple sur la série Calls ou avec Netflix pour On the Verge. Avec sa cousine, la chaîne française Canal+, les relations sont dans les deux sens. « Nous travaillons de plus en plus avec la chaîne Canal+ pour leur fournir des séries anglaises de qualité comme Years and Years », ajoute Anna Marsh. Et la filiale britannique profite de la place de Londres pour vendre à l’international, les séries coproduites par Canal+. C’est le cas notamment pour la série ZeroZeroZero, vendue à la plateforme Amazon sur les territoires de l’Amérique du Nord.
L’accès aux grandes coproductions
Pour les chaînes françaises qui ambitionnent de monter en gamme et de coproduire de grandes séries internationales, la Grande-Bretagne est désormais un passage obligé. « Grâce à son histoire, son réseau et ses projets, Gub Nail nous permet d’accéder de façon privilégiée aux incontournables talents anglo-saxons mais aussi donner vie à des projets ambitieux de coproduction, initiés par lui ou par l’une de nos sociétés de production en France, Belgique, Pays Bas ou Danemark, et associant des chaînes et plateformes de ces différents pays. D’une certaine façon, nous l’avions fait autrefois via notre filiale Capa avec « Versailles » mais la rareté des talents rend cette approche désormais compliquée sans présence réelle sur place., ajoute-t-il.
« Avec Ringside Studios, Newen pourra donc monter des gros projets avec des chaînes, par exemple la BBC ou ITV et France Télévisions ou TF1, notre actionnaire. Pour les chaînes françaises, l’avantage est d’avoir des projets plus ambitieux, au même prix, mais qui en sus entreront dans leurs obligations d’investissement et de diffusion des œuvres européennes » ajoute Romain Bessi. Autre avantage pour TF1, ces futures coproductions en langue anglaise auront plus de chance d’être exportées, via la filiale de distribution de Newen. Enfin, « notre présence à Londres nous permet de sécuriser notre approvisionnement en séries britanniques très recherchées à travers le monde ».
TF1, qui dépend aujourd’hui essentiellement des séries américaines et françaises pour ses succès d’audience, pourra ainsi diversifier ses sources d’approvisionnement en fiction de qualité. France Télévisions et Arte avait anticipé cette tendance depuis longtemps avec Broadchurch pour le premier et Peaky Blinders pour le second.
LE FIGARO