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Eric Zemmour - Emmanuel Todd : l'affrontement inédit entre deux inclassables
EXCLUSIF - Immigration, identité, souveraineté... Ces deux acteurs aussi importants que controversés de la vie intellectuelle française se sont retrouvés au Figaro pour un débat inédit, vigoureux et particulièrement fécond. Ils ont connu tous deux les triomphes d'édition, les polémiques sulfureuses, la fièvre des plateaux de télévision. Éric Zemmour et Emmanuel Todd sont deux acteurs aussi importants que controversés de notre vie intellectuelle. Ils étaient dans le même camp contre la construction européenne et se sont déchirés sur la question de l'islam et de l'identité. À l'occasion de la publication du dernier essai d'Emmanuel Todd,
Où en sommes-nous? (Seuil) -une oeuvre foisonnante qui a pour folle ambition de revisiter pas moins que l'histoire du monde- ils ont confronté leur point de vue. Ils s'accordent sur la «trahison des élites» et partagent un même constat de dislocation de la France. Mais quand Todd attribue ce délitement à notre perte de souveraineté économique, Zemmour insiste d'avantage sur le bouleversement démographique lié à l'immigration. C'était au
Figaro pour un débat inédit, vigoureux et particulièrement fécond.
LE FIGARO. - Selon vous, Emmanuel Todd, l'uniformisation planétaire voulue par les tenants de la globalisation n'est qu'une illusion appelée à se fracturer sur la réalité des systèmes culturels eux-mêmes fondés sur des structures familiales quasiment immuables. L'individualisme consumériste qui semble triompher en Occident n'aurait donc pas définitivement gagné la partie? Emmanuel TODD. - L'axiome de la mondialisation, c'est l'uniformisation du monde. Quand on fait de l'anthropologie historique, on ne peut pas y croire. Je dirais même qu'il existe une dynamique de divergence. La vraie mondialisation uniformisée, c'était quand
Homo sapiens s'est répandu à la surface de la terre, avec sa famille nucléaire encadrée par une parenté flexible. A partir du début de l'histoire, vers -3300 en Mésopotamie, on voit apparaitre des systèmes familiaux différents qui se complexifient, abaissent le statut de la femme et se répandent sur la planète, laissant subsister sur les franges de l'Eurasie le système originel nucléaire et plutôt égalitaire dans la relation homme-femme. Si on lit les brochures de l'ONU, on a l'impression que tout le monde est d'accord pour l'émancipation féminine. Mais si on prend le pays dont on annonce (à tort) qu'il va supplanter l'Occident, la Chine, avec ses 1,3 milliards d'habitants, on observe un système patrilinéaire qui continue de progresser. Le ratio de garçons parmi les naissances augmente: avec les moyens modernes d'avortement sélectif on y atteint 120 garçons pour 100 filles. Quelque chose de comparable se produit en Inde. On peut voir dans ces régions une accentuation du principe patrilinéaire [NDLR: primauté donné à l'héritier mâle] qui va à rebours de notre modernité féministe.
Eric ZEMMOUR. - Voilà ce qui m'a passionné dans le livre: le choix du temps long qui prime sur le temps court. Les structures familiales et religieuses prévalent sur l'économie. Je me bats pour dénoncer l'économisme des politiques, je ne peux qu'être ravi par cette démonstration. Je pense aussi que l'uniformisation du monde cache derrière le paravent des droits de l'homme un conflit permanent entre les cultures les nations et les peuples. Todd annonce que l'Occident va vers un matriarcat inédit dans l'histoire, c'est exactement ce que j'annonçais il y a 10 ans dans
Le Premier sexe! Ce qui m'avait valu beaucoup d'insultes…
- Citation :
- «L'analyse de la diversité du monde ne conduit pas nécessairement à la violence»
Emmanuel Todd
Emmanuel TODD. - Je sais bien qu'avec Eric Zemmour, nous avons un fond de réflexion commun. Comme moi il sait le caractère secondaire de l'organisation économique. Nous nous opposons ensemble aux énarques crétins qui ne pensent qu'à l'unification de l'Europe et croient que la France n'existe pas. Là où nous sommes en choc frontal, c'est qu'on tire des conséquences radicalement différentes de ce constat. Contrairement à Zemmour, je ne suis pas dans une vision dramatiquement conflictuelle des rapports entre les peuples. L'analyse de la diversité du monde ne conduit pas nécessairement à la violence. Je crois au contraire que ce sont ceux qui prétendent que le monde est uniforme qui préparent des conflits.
Éric ZEMMOUR. - Je pense effectivement que l'histoire du monde est l'histoire des conflits et que ça ne cessera jamais. Quand on lui demandait quel était l'avenir, Julien Freud répondait: «C'est le massacre». C'est ce que je pense. Le problème de Todd, c'est qu'il est docteur Jekyll et Mister Hyde. Le démographe et savant démontre brillamment la diversité du monde. L'intellectuel et le militant droit-de-l'hommiste de gauche soutient l'universalisme. Entre les deux il y a un conflit. Je le lis depuis vingt ans. Il montre une admiration à peine voilée pour les familles souches, dont il voit qu'elles résistent au monde entier. Il voit dans la supériorité du modèle nucléaire [NDLR: modèle de famille composée du couple et des enfants seuls] anglais le fait qu'il y ait un élément de famille souche [NDLR: modèle familial à héritier unique] introduit par l'aristocratie anglaise.
Emmanuel TODD. - Je ne suis pas d'accord mais je suis ému. Zemmour est un vrai lecteur.
Éric ZEMMOUR. - L'universaliste Todd est déchiré parce qu'il découvre que tout ce qu'il n'aime pas est supérieur à ce qu'il aime.
Emmanuel TODD. - Il y a des moments de mon existence où on peut dire qu'il y a une tension systémique entre ce que je découvre et mes préférences idéologiques, mais dans ce livre, c'est l'historien et l'anthropologue qui reprend la main. J'ai été traumatisé par les débats qui ont suivi «Qui est Charlie?», je ne suis pas fait pour la polémique. Ce livre est un retour à la recherche.
Pourtant, votre «postscript» est plutôt engagé… Emmanuel TODD. - J'ai eu une sorte de hoquet civique à la fin du livre. On a vécu une
annus mirabilis de l'affrontement entre élitisme et populisme. Je prends les trois grandes démocraties libérales occidentales: les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. Dans ces trois pays, les gens qui n'ont pas fait d'études supérieures, les «perdants de la mondialisation» se sont révoltés. Ce qu'on observe, c'est trois types de rapport des élites à cette contestation. En France, l'élection de Macron a été le triomphe de l'arrogance des classes supérieures, un écrasement des ouvriers moins éduqués. Aux États-Unis, on a une situation intermédiaire: les catégories populaires blanches ont réussi à mettre au pouvoir Trump, et les élites du parti républicain ont dû de le soutenir. Mais l'establishment de l'université, de la Silicon Valley et de la presse n'admet pas sa légitimité et l'Amérique est schizophrène. En Angleterre on a eu un petit miracle: les classes populaires ont voté le Brexit mais les élites ont accepté de gérer ce choix. Je milite donc pour une solution à l'anglaise, une négociation entre élitisme et populisme.
Pourquoi cela a-t-il marché en Angleterre? Emmanuel TODD. - Ce qui est commun à la France et aux États-Unis, c'est l'idéal méritocratique. On croit que c'est le système le plus égalitaire. Mais il présente un danger: les gens qui ont réussi leurs études, pensent qu'ils s'en sont sortis «tout seuls», ne se sentent redevables de rien, et perdent le contact avec ceux d'en bas. Ils pensent qu'ils sont vraiment les meilleurs. Ce sentiment est d'autant plus fort qu'on est un petit bourgeois qui sort de nulle part. Si vous venez d'une caste assortie de privilèges, vous ne pouvez pas vous raconter que vous vous êtes fait tout seul. L'Angleterre aristocratique s'en sort mieux, parce qu'elle est d'esprit moins purement méritocratique.
«La France a pour l'instant choisi le chemin inverse d'une réaffirmation du choix post national, européen et libre-échangiste, mondialiste, indifférent à la question des frontières et de l'immigration.», écrivez-vous. L'élection de Macron est-elle contracyclique par rapport à ce triomphe des populismes? - Citation :
- «Pour moi Macron, c'est Louis-Philippe en 1830, l'alliance des bourgeoisies contre le peuple»
Éric Zemmour
Éric ZEMMOUR. - Je pense que cela tient d'abord à une question politique. Marine Le Pen et le Front national sont les meilleurs agents de conservation de la pérennité et de la domination des élites mondialisées en France. Marine Le Pen n'a absolument rien compris à ce qui a fait le succès de Trump et du Brexit. D'après moi, elle n'a même rien compris aux ressorts de son propre succès. Deuxièmement, je pense que la France a été le pays, au contraire de l'Angleterre et des États-Unis, le plus méthodiquement détruit en tant que nation. Nos élites- les plus mondialisées qui soient- nous expliquent depuis 40 ans que la France était la nation de la sortie de la nation. Elles méprisent le peuple beaucoup plus que les élites anglaises et américaines. Pour moi Macron, c'est Louis-Philippe en 1830, l'alliance des bourgeoisies contre le peuple.
Emmanuel TODD. - Je suis très gêné car je ne vais pas être en désaccord. Est-ce que les gens d'en haut continuent de penser que ce qui les attache aux gens d'en bas est plus important que ce qui les rattache aux gens d'en haut d'autres nations? Ce qui caractérise nos élites, c'est qu'elles ne veulent plus se penser françaises. Cette attitude postnationale est une perversion de l'universalisme. Les Français d'en haut ont aussi dans la tête les valeurs libérales-égalitaires du bassin parisien. L'idée de l'homme universel peut donner la grande République française dans laquelle des hommes égaux se sentent en même temps français et universels. Mais dans une phase de dislocation du corps social, elle produit des gens d'en haut qui se sentent supérieurs au populo local et pensent au dépassement de la nation. Notre universel a sa grandeur, mais il produit aujourd'hui des effets désastreux.
Éric ZEMMOUR. - L'universel, ça a de la grandeur quand on a l'armée de Napoléon, sinon, ça s'appelle de la trahison.
La France ferait donc exception dans le retour des nations? Éric ZEMMOUR. - Je pense que les nations n'ont jamais disparu. Le général de Gaulle disait «L'URSS, c'est la Russie». Staline est le plus grand patriote russe depuis Alexandre. D'ailleurs, la trahison des élites de la France est une tradition française. C'est pour ça que l'État est plus fort en France, c'est pour ça que nous avons eu besoin de Richelieu, Louis XIV, Napoléon et de Gaulle.
Emmanuel TODD. - Du point de vue anthropologique, il y a une spécificité française, qui met le pays en situation de grand danger: la dualité des systèmes familiaux anciens avec un cœur du bassin parisien individualiste égalitaire, des pôles souches au sud-ouest ou en région Rhône-Alpes avec des régions d'héritiers uniques semblables à l'Allemagne et au Japon, qui sont des vecteurs d'ordre. Ces structures inégalitaires ont préservé la France du Nord du destin de l'Andalousie ou de l'Italie du Sud. La France semble un pays organisé contre lui-même avec deux tiers d'anarchisme central et un tiers d'ordre périphérique. Ce qui peut produire il est vrai, soit un équilibre magique, soit la guerre civile. Or aujourd'hui, à cause de l'euro, d'échelle multinationale, la complémentarité nécessaire ne s'établit plus dans l'hexagone. Les régions souches, type Rhône Alpes, cherchent leurs affinité avec le vrai centre de l'Europe qu'est l'Allemagne, le grand pays souche avec le Japon. Ce ne sont pas les élites qui trahissent, ce sont les régions de famille-souche! Il n'y a plus de centre, et on peut très bien imaginer une dislocation par plaques de la France.
Éric ZEMMOUR. - La trahison des régions est aussi une tradition française! Pour moi, l'histoire de France est d'abord l'histoire des guerres civiles: il y a toujours un combat entre les bleus et les rouges, les protestants et les catholiques, les Bourguignons et les Armagnacs. Todd nous dit que deux systèmes s'affrontent depuis le bas Moyen-âge. Moi je pense qu'il y a un troisième système familial qui vient s'installer en France massivement, qui est celui de l'islam, endogamique et patriarcal. Qui vient s'entrechoquer avec les deux autres auxquels il est opposé. Ce qui nous conduira à des affrontements de type guerre civile comme par le passé. Todd est un démographe qui ne croit pas au nombre, moi je pense comme Engels qu'à partir d'un certain nombre la quantité devient une qualité, et que nous avons sur le territoire français un islam qui est en train de changer le rapport à l'espace et au temps. Bizarrement, Todd est beaucoup plus lucide sur l'Allemagne que sur la France. Il qualifie de folie la décision de Merkel d'accueillir un million de migrants, j'aimerais qu'il dise la même chose sur la France !
Éric Zemmour et Emmanuel Todd, au
Figaro. - Crédits photo : SEBASTIEN SORIANO/Le Figaro
Emmanuel TODD. - J'ai été le premier dans
Le destin des Immigrés à m'intéresser aux différences de systèmes familiaux entre les immigrés et leurs sociétés d'accueil. J'avais mis en évidence une vraie source de difficultés. Mais, on pouvait constater (chiffres de 1992), 25% de taux de mariages mixtes pour les filles d'origine algérienne en France contre moins de 2% pour celles d' immigrés turcs en Allemagne. L'assimilation fonctionnait. On est rentré ensuite dans une période de blocage économique à cause de la monnaie unique, qui a ralenti la mobilité sociale. La société française est aujourd' hui bloquée, avec 10% de chômage structurel. Dans
Le Mystère français, écrit avec Hervé le Bras, nous avons effectivement admis que l'assimilation peinait et que le taux de mariages mixtes, s'il reste à un niveau plus élevé qu'ailleurs, stagnait, avec des phénomènes de reconcentration géographique de groupes d'origine maghrébine. Il serait vain de nier qu'il existe un phénomène de repliement. Mais c'est vrai de tous les groupes sociaux. Le phénomène de repliement endogamique existe aussi dans les classes bourgeoises et les régions. La France bloquée est en train de se fragmenter en groupes séparés.
Éric ZEMMOUR. - Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans votre raisonnement. Vous expliquez pendant 480 pages que l'économie est secondaire, et au sujet de l'islam vous vous cachez derrière le blocage économique qui dure depuis 20 ans. L'islam a toujours imposé ses modèles familiaux, l'islam est inassimilable. Vous ne pouvez pas dire qu'il va se fondre dans un fond français égalitaire.
Emmanuel TODD. - Je dis aussi que l'économie a sa valeur. 20 ans de blocage économique et de taux de croissance zéro ont eu un impact sur les phénomènes d'assimilation. Une société bloquée ne peut pas assimiler. Il faut être réaliste et tenir compte de l'anthropologie et de l'économie. Même en Allemagne où l'économie tourne bien. La politique frénétique d'immigration de Merkel, si l'on tient compte de la disparité des systèmes familiaux (je ne parle pas ici de religion) est suicidaire. C'est une question de quantité et de rythme.
Pour vous Emmanuel Todd, la question de l'identité est donc secondaire? Emmanuel TODD. - Je pense qu'Éric est plus passionnément national que moi. Il a une vision mystique de la France, qu'il voit avec une mission dans le monde. Moi je suis juste content d'y vivre, je n'ai simplement pas envie d'être Allemand! J'étais un anti-maastrichtien de la première heure, non parce que j'avais une idée sublime de la France, mais parce que je pensais que ça ne pouvait pas marcher sur le plan économique. Je ne suis pas parti en guerre en 1992 contre des cinglés qui pensent que la nation n'existe plus pour me retrouver avec d'autres cinglés qui pensent que la nation est tout.
Éric ZEMMOUR. - Je ne suis pas un absolutiste de la nation. Je pense que l'enjeu majeur c'est l'explosion démographique du sud et l'invasion de l'Europe par le sud. Je pense que nous vivons un moment comparable à ce qui s'est passé au XIXe siècle avec une révolution démographique en Europe qui a conduit à la colonisation. Quand les armées françaises arrivent en Algérie en 1830, la population algérienne représente deux millions de personnes, pour 28 millions de Français. Le rapport démographique s'est inversé. C'est là, l'enjeu du siècle.
Emmanuel TODD. - Je ressens exactement le contraire. Je crois que le problème majeur de la France c'est qu'elle a été mise en état de paralysie sociale par la construction européenne. La seule chose qui éventuellement pourrait la remettre d'aplomb, c'est la sortie de la monnaie unique. Mais pour cela, la précondition fondamentale c'est la solidarité des Français sur le territoire. Il faudrait une grande fête de la Fédération rassemblant toutes les provinces, les musulmans n'étant qu'une nouvelle province!
Éric ZEMMOUR. - La République c'est l'assimilation, pas le communautarisme. Historiquement la fête de la Fédération c'est en 1790: trois ans après c'était la Terreur. Ça finit toujours comme ça en France.
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