Artcurial : des enchères pas tout à fait comme les autres... L'inventive maison de ventes aux enchères de l'hôtel Dassault veut être l'exception culturelle française sur un marché de l'art dominé par les Anglo-Saxons. Mais aura-t-elle le marteau assez solide pour s'attaquer aux forteresses Sotheby's et Christie's ? Récit d'une saga peu banale.
Une adresse prestigieuse, l'hôtel Marcel Dassault, à l'angle des Champs-Elysées et de l'artère la plus « haute couture » de Paris, l'avenue Montaigne. Artcurial ne se refuse rien. Mais derrière son écrin luxueux, que pèse la jeune et première maison française de ventes aux enchères face au duopole séculaire formé par l'anglais Christie's et l'américain Sotheby's, très présents dans la capitale ? Sa « french touch » conviviale et branchée, de nature à séduire une nouvelle clientèle, lui suffit-elle pour jouer dans la cour des géants anglo-saxons ?
Lundi soir, Artcurial organise à l'hôtel Dassault une vente publique retraçant quarante ans de « street art ». La maison est passée maître dans l'art de monter ces opérations atypiques : ventes aux enchères de BD, telle cette encre de chine d'Hergé pour « Tintin en Amérique » vendue 372.000 euros ; de sacs Hermès vintage à plus de 40.000 euros ; ou encore d'éléments du paquebot « France », comme le nez de l'étrave adjugé à 273.000 euros …
Des évènements, Artcurial aime aussi en créer in situ, tantôt dans une pépinière pour des enchères d'arbres rares comme cet Acer palmatum adjugé 23.500 euros, tantôt au musée de Sochaux pour écouler des pièces emblématiques de la collection Peugeot. Ou encore au Salon Rétromobile, pour y valoriser la Matra 650 de Beltoise -Pescarolo, victorieuse des 1.000 km de Paris en 1969, adjugée 1,5 million d'euros !
Les entrepôts où sont stockés les lots à expertiser témoignent de l'éclectisme d'Artcurial : une table d'Arman en plexiglas, une Harley-Davidson comprimée par César, un plan de Le Corbusier, un canapé de Paulin, des grands crus, des emblèmes militaires, des étains, des montres, des toiles classiques ou modernes, des livres illustrés, ou des curiosités comme ces défenses de mammouth invendues, que le propriétaire a fait mine d'oublier voilà deux ans, dans l'attente du client providentiel… Le must de cet inventaire à la Prévert sera présenté à l'hôtel Dassault, le tout-venant à Drouot.
Proche d'un centre culturel
Originale par les champs qu'elle défriche, Artcurial l'est également par son « concept, proche du centre culturel », observe Serge Lemoine. L'ex-patron du Musée d'Orsay a accepté d'y animer des conférences auxquelles sont conviés de grands témoins tels Dominique Perrault ou Jean-Michel Wilmotte. Avant chaque vente, il sélectionne un objet coup de coeur qu'il valorise de manière pédagogique sur son blog. « Nous avons la volonté de rendre nos 80 ventes publiques annuelles moins protocolaires, moins intimidantes », souligne Emmanuel Bérard, directeur du marketing d'Artcurial.
Certains des catalogues de vente réalisés s'apparentent à des journaux en couleurs de format tabloïd et en papier mat, afin de séduire les profanes, mais aussi les bobos, les amateurs d'art de moins de quarante ans, pour qui un Club Young Collectors a été constitué.
L'été, des expositions d'artistes vivants sont organisées : « Enki Bilal, Animal'z », rassemblant les planches originales de cet album, a attiré pas moins de 11.000 visiteurs. Les ventes aux enchères de ces dessins, organisées dans la foulée, ont conforté ce succès avec un million d'euros de résultat. L'hôtel Dassault abrite également un restaurant et une librairie d'art riche de 18.000 références, dont 6.000 ouvrages introuvables, car épuisés.
Autant d'éléments destinés à instaurer une relation de confiance, un supplément d'âme. Mais une maison des ventes n'est rien sans ses « showmen » des enchères, capables grâce à leurs réseaux d'attirer des lots de choix. « Artcurial Briest-Poulain-F. Tajan », de son nom complet, a ses trois stars du marteau. «Un bon commissaire-priseur doit avoir du relationnel et de l'ego, sinon la marquise ne lui confie pas sa commode ! Il faut être un bateleur, vendre aussi un pedigree, une histoire », concède Hervé Poulain. Epris de vitesse, ce commissaire-priseur qui a couru les 24 Heures du Mans avec des voitures peintes par Calder ou Warhol combat depuis longtemps l'immobilisme de la profession, notamment celui de Drouot, qu'il a surnommé le « Drouot de la Méduse » dans un chapitre de sa biographie .
De fait, à l'exception d'Artcurial, et dans une moindre mesure de Piasa et de Pierre Bergé & Associés, aucun rapprochement majeur n'a vu le jour depuis la réforme serpent de mer du 10 juillet 2000, qui a mis fin au très ancien monopole des commissaires-priseurs. Le marché français compte toujours quelque 400 maisons de vente, et les trois premiers (Christie's, Sotheby's, Artcurial) s'adjugent bon an mal an entre le tiers et la moitié des 700 à 800 millions de chiffre d'affaires.
Dans ce paysage sclérosé, la saga Artcurial n'est pas banale. Initialement boutique d'art, la maison est créée dans les années 1970 par le patron de L'Oréal, François Dalle, qui cherche à travers elle à éveiller la créativité de ses cadres. « Le Centre Pompidou n'existait pas encore, et cet espace d'art privé, proche de la fondation, qui éditait des objets réalisés par de grands artistes comme ces foulards de Sonia Delaunay, ce n'était pas rien ! » s'enflamme Nicolas Orlowski, l'actuel président du holding Artcurial, qui coiffe la maison de ventes éponyme, ainsi que la société Arqana, spécialisée dans les yearlings.
Diversifier pour fidéliser
Dans les années 1990, Lindsay Owen Jones, aux commandes de L'Oréal, souhaite se recentrer sur son métier, et charge ce créateur de salons professionnels et de titres de presse, qui conseille par ailleurs de grands groupes du luxe et de l'industrie, de trouver un repreneur. Détenteur du bail de l'hôtel Dassault, et misant sur l'ouverture du monde des enchères, Orlowski décide en fait de racheter lui-même Artcurial, en y associant la famille Dassault.
D'emblée son ambition est d'en faire une véritable maison de ventes, organisée en départements gérés par des marteaux réputés. La chasse à la perle rare est engagée. Francis Briest sera le premier à s'impliquer. Doté d'un carnet d'adresses international dans l'art contemporain et moderne, il embarque un ami précieux dans l'aventure : le promoteur monégasque Michel Pastor, qu'il fait entrer au tour de table. Ils seront bientôt rejoints par l'étude Poulain-Le Fur, renommée dans l'univers des voitures de collection, du vin, de l'art de vivre, et précédemment courtisée par Sotheby's, LVMH et Pierre Bergé. François Tajan, lui, apportera son expertise dans des domaines aussi variés que la BD, l'Art déco, les tableaux anciens, les bijoux et les montres. « Diversifier permet de fidéliser : entre 25 % et 30 % des nouveaux acheteurs d'une spécialité, ont déjà enchéri dans une autre », fait remarquer l'intéressé.
Armada d'experts
Pour épauler ces professionnels de renom, Artcurial a recruté une armada d'experts - 70 au total -qui font parfois l'objet d'un mercato digne de l'univers footballistique : transfert en février 2009 d'Isabelle Bresset, venue de Christie's et en charge du département mobilier et objets d'art, arrivée imminente de Matthieu Lamoure, ex-directeur général de Bonhams France, censé doper la spécialité automobile de collection… Outre une présence virtuelle sur tous les réseaux sociaux du Web, la maison de ventes française a ouvert des antennes à Toulouse, Deauville, Marseille, timidement en Chine, et se tourne vers le Moyen Orient.
Après s'être hissée jusqu'à la deuxième place des maisons de ventes sur le marché français avec 125 millions d'enchères en 2007, derrière Christie's (alors à 185 millions), Artcurial est redescendue à la troisième place en 2008, Sotheby's prenant cette fois le leadership. L'an dernier, elle a malgré tout plutôt bien résisté à la crise, grâce à son profil diversifié. A 80,5 millions d'euros, son chiffre d'affaires ne s'est affaissé « que » de 14 %, contre une chute de 36 % pour le géant américain du secteur. Mais la maison est à un tournant : pour décrocher les ventes les plus haut de gamme, elle a l'obligation de se renforcer à l'international. La place de Paris ne représente plus, en effet, que 7 % du marché mondial, contre 50 % pour New York et 30 % pour Londres, tandis que Hong Kong gagne du terrain rapidement.
Son comité de développement, présidé par Laurent Dassault, y réfléchit. Artcurial a certes montré l'an passé sa capacité à mobiliser ses réseaux pour organiser une exposition itinérante à New York, Cologne, Zurich, Bruxelles et Paris, afin de sensibiliser la clientèle étrangère à la collection Gérard Oury, très riche en oeuvres de Dufy. L'effort s'est avéré payant : lors de la vente, 68 % des enchères sont provenues d'étrangers, et l'ensemble a rapporté 6,35 millions, en plein coeur de la crise. Artcurial a également obtenu l'an dernier 1,4 million d'euros pour un tableau de Basquiat. Mais d'une façon générale, observe Alain Quemin, professeur en sociologie de l'art à l'université de Paris-Est, « les biens les plus intéressants sont vendus sur les places mondiales les plus actives, où les acheteurs peuvent en tirer le maximum. Il faut donc avoir ces antennes-là ». D'ailleurs « depuis qu'elles sont implantées en France, Sotheby's et Christie's exportent leurs oeuvres majeures à l'étranger », se désole Francis Briest.
Et quand enfin Paris capte une vente de prestige, comme la collection Bergé-Saint Laurent, cédée pour 342 millions d'euros, force est de constater que cela profite encore aux multinationales de l'art : plutôt qu'à Artcurial ou à sa propre maison, c'est à Christie's que Pierre Bergé a choisi de confier le marteau lors de cet événement, en raison de son envergure, de sa puissance logistique et de sa capacité de médiatisation planétaire... Dès lors, la question se pose : Dassault, actionnaire de référence, est-il prêt à investir pour assurer le rayonnement international d'Artcurial, et en faire une alternative crédible au duopole anglo-saxon ? Réponse prudente de Nicolas Orlowski : « Notre stratégie est de poursuivre nos gains de parts de marché en France, en Europe continentale, et sur le moyen terme d'étudier toute opportunité de développement à l'international »... Mais pour Alain Quemin, « les deux multinationales écrasent le marché, il est sera dur de faire bouger les positions ».
MARTINE ROBERT, Les Echos
http://www.lesechos.fr/journal20100319/lec1_l_enquete/020404070946-artcurial-des-encheres-pas-tout-a-fait-comme-les-autres-.htm