L’incroyable destin d’André Schwarz-Bart
[h2]« Le Dernier des Justes », premier roman d’un auteur de 31 ans, décrocha le prix Goncourt en 1959. L’histoire de ce livre comme celle de son auteur ont marqué les esprits.[/color]
Mohammed Aïssaoui
Nos yeux reçoivent la lumière d’étoiles mortes. » Parler d’André Schwarz-Bart et du Dernier des Justes, c’est d’abord citer cet incipit éblouissant. Mais tout le roman est hors normes, comme touché par la grâce. Hors normes aussi est l’histoire de cet auteur dont la première œuvre défraya la chronique et décrocha le prix Goncourt en 1959. Les éditions Points ont eu l’heureuse idée de le rééditer sous une couverture « collector » avec une préface inédite d’Erik Orsenna, qui n’hésite pas à souligner qu’il faut souvent revenir à ce livre comme on revient à Cent ans de solitude ou au Tambour, des ouvrages qui ne quitteront jamais sa mémoire.
Le Dernier des Justes est une sorte de saga qui débute par un pogrom en l’an mille de notre ère et s’achève en 1943, dans les camps de concentration. Le 11 mars 1185, une communauté de Juifs est assassinée, et ceux qui ont survécu se sont suicidés après s’être réfugiés dans une tour. À partir de ce jour une légende est née, celle des « Lamed-waf », des Justes, non pas comme on l’entend aujourd’hui (c’est-à-dire les « Justes parmi les nations »), mais des Juifs qui portent le malheur du monde sur leurs épaules pour assurer notre survie.
Dans chaque génération de la famille Lévy, un membre est désigné par on ne sait qui comme étant le « Juste », ce peut être le fils aîné, le benjamin, le simple d’esprit, le fort ou le faible. « Voilà exactement ce que fait le Juste ! Il devine tout le mal qui se tient sur terre, il le prend dans son cœur. » Un peu plus loin : « Mais s’il venait à en manquer un seul, la souffrance des hommes empoisonnerait jusqu’à l’âme des petits enfants, et l’humanité étoufferait un cri. » Le sort est ainsi : « il est écrit : nous porterons les souffrances du monde, nous nous chargerons de ses douleurs, et nous serons considérés comme punis, frappés par Dieu et humiliés. » La manière avec laquelle André Schwarz-Bart raconte « ces vies linéaires de martyrs » est tout simplement fascinante. Chaque chapitre revient sur l’histoire d’un Juste : sa vie, son couple, ses enfants, c’est le cours du monde qui se déroule devant nos yeux. Le plus beau dans ce livre ? Sans doute, ces envolées de conteur et des phrases sublimes - où a-t-il bien pu aller chercher tout ça ? Celle-là, par exemple : « Je vois le parchemin qui brûle, mais les lettres s’envolent. » Ou, encore, celle qui clôt les 470 pages, quand Ernie Lévy, le dernier des Justes, tombe à Auschwitz : « Ainsi donc, cette histoire ne s’achèvera pas sur quelque tombe à visiter en souvenir. Car la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques : les particules s’assemblent et se dispersent au vent, qui les pousse. Le seul pèlerinage serait, estimable lecteur, de regarder parfois un ciel d’orage avec mélancolie. »
Le kaddish inventé par le romancier Schwarz-Bart - « Et loué. Auschwitz. Soit. Maïdanek. L’Éternel. Treblinka. Et loué. Buchenwald. Soit. Mauthausen. L’Éternel. Belzec. Et loué. Sobibor. Soit. (…) » - a été choisi par le Mémorial de Yad Vashem pour être inscrit sur ses murs.
Un succès mal vécu
André Schwarz-Bart a 31 ans quand il publie, le 1er juillet 1959 au Seuil, ce Dernier des Justes qui est son premier roman (édité par un certain Claude Durand, 21 ans). Dès sa parution, le livre surprend et crée la polémique. On reproche à l’auteur de n’être ni historien ni spécialiste du judaïsme ni témoin direct. Pourtant sa mère, son père, deux de ses frères ne sont jamais revenus des camps de la mort ; il est entré dans la Résistance à l’âge de 15 ans et a été torturé. Certains ne comprennent pas, non plus, que l’on puisse faire de la tragédie des Juifs une fiction. Il faut ajouter que la polémique est vive parce que le roman est admirablement écrit. Son style - incroyable de maîtrise pour un écrivain débutant - frappe la république des lettres. Et dès sa sortie, quand les critiques littéraires s’emparent du livre, on en parle déjà comme de l’un des favoris du Goncourt. Face au jeune auteur, il y a pourtant de beaux clients : Antoine Blondin, Claude Mauriac, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute…
Le Dernier des Justes est davantage qu’un prix Goncourt exceptionnel. C’est un ovni dans le monde de l’édition, qui a marqué la littérature concentrationnaire. L’histoire de ce livre ne serait pas complète sans dire que son auteur n’a pu supporter le succès et le bruit fait autour de son œuvre. Avec sa femme, Simone, il s’est retiré en Guadeloupe, ne publiant qu’en de rares occasions. Il est mort en 2006, à l’âge de 78 ans, dans, il faut bien le reconnaître, une indifférence générale. Mais son premier roman restera gravé à jamais.[/size]
[Le Dernier des Justes, d’André Schwarz-Bart, préface inédite d’Erik Orsenna, Points/Seuil, édition « collector », 474 p., 9,90 €.[/size]