liliane Admin
Nombre de messages : 19569 Age : 50 Localisation : dans la galaxie Date d'inscription : 02/05/2008
| Sujet: CES TABLEAUX ASSIGNES A RESIDENCE Mer 3 Avr - 8:13 | |
| ASSIGNÉS À RÉSIDENCE
LETIZIA DANNERY En janvier 2019, l’annonce a fait le tour du monde: Les Tournesols de Van Gogh, conservés à Amsterdam, ne voyageront plus en raison de leur « sensibilité aux vibrations et aux changements de température ». Comme la composition phare du génie néerlandais, nombre de peintures emblématiques sont sédentaires. A commencer par la célébrissime Joconde, qui n’a pas quitté le Louvre depuis 1974, date à laquelle André Malraux organisa son déplacement au Japon. Le débat a été relancé, voilà quelques mois, quand Françoise Nyssen, alors locataire de la rue de Valois, a préconisé – au grand dam des experts – « l’itinérance » de Mona Lisa. Un voeu qui restera probablement pieux, au regard de la fragilité de la vieille dame de 500 ans, peinte sur un panneau de bois, matériau mille fois plus exposé à la dégradation qu’un support toilé. L’état précaire d’une star des cimaises ne constitue pas l’unique raison de la garder à la maison. Pour les formats XXL, qu’aucun avion-cargo n’est en mesure d’abriter dans ses soutes, la question ne se pose pas : La Naissance de Vénus (17 x 27 m), de Botticelli, ne quitte pas la galerie des Offices à Florence, tout comme l’ensemble des Nymphéas de Monet, cent mètres linéaires de toiles marouflées au mur, cantonnées à l’Orangerie, à Paris. Autre frein au nomadisme des oeuvres : la clause restrictive imposée par les collectionneurs qui en ont fait cadeau à l’Etat ou à une institution, tels le Français Etienne Moreau-Nélaton, propriétaire de plusieurs joyaux impressionnistes, ou le magnat de l’acier new-yorkais Henry Trick, détenteur d’inestimables Rembrandt et Turner. Aucun des trésors légués au XXe siècle par ces généreux mécènes n’est autorisé à s’évader. Enfin, il y a les têtes d’affiche qui portent la notoriété d’un lieu, à l’instar du Baiser de Klimt, vedette du Belvédère, à Vienne, que les touristes viennent admirer en masse. Pas question de les frustrer et de risquer, par ricochet, la baisse d’un taux de fréquentation record.L’assignation à résidence d’un chef-d’oeuvre peut néanmoins être parfois levée, impératifs financiers obligent. En 1993, plusieurs toiles de premier plan, parmi lesquelles Les Joueurs de cartes de Cézanne et La Joie de vivre de Matisse, ont pris la clef des champs, alors même qu’elles étaient privées de sortie par leur donateur d’origine, le richissime Albert Barnes, à la tête d’un empire pharmaceutique outre-Atlantique. Mais, voilà, cette entorse ponctuelle au règlement a permis de payer en partie la réhabilitation de la Fondation Barnes, à Philadelphie. De même, la tournée mondiale, au début des années 2010, de La Jeune Fille à la perle, tableau le plus populaire de Vermeer, qui attire, à lui seul, des centaines de milliers de visiteurs par an, a contribué à financer le lifting du musée Mauritshuis, à La Haye, sa demeure d’élection. Depuis, elle n’en bouge plus.Gros plan sur cinq de ces icônes inamovibles. Le Déjeuner sur l’herbe, Manet (1863)
Vous ne verrez jamais la plus célèbre toile de Manet en dehors de chez elle, à Paris. Une réclusion exigée, en 1906, par Etienne Moreau-Nélaton, quand il lègue à l’Etat Le Déjeuner sur l’herbe, avec d’autres perles de l’impressionnisme. Logé dans l’enceinte des Arts décoratifs, puis au Louvre, le tableau est affecté au musée d’Orsay en 1986. Il n’en bougera plus. Pourquoi cette clause restrictive imposée par le donateur ? Collectionneur aussi passionné qu’acharné, Moreau-Nélaton voulait que ces oeuvres soient « montrées ensemble ». Question de cohérence. On les admire aujourd’hui dans une salle dédiée de la galerie impressionniste d’Orsay.Récemment restauré et « mis sous caisson », autrement dit doté d’une vitre antireflet, quasi invisible à l’oeil nu, Le Déjeuner sur l’herbe reste la star de la collection en raison du coup d’éclat que provoqua sa première présentation publique, en 1863. La femme nue aux formes voluptueuses, en compagnie de deux hommes habillés, qui fixe tranquillement et sans pudeur le spectateur, fait alors scandale. Sur la sulfureuse composition – on dira d’elle ensuite qu’elle est la première peinture moderne –, Manet casse les codes des nudités allégoriques ou mythologiques de ses aînés. Il ignore, qui plus est, les lois de la perspective et use de couleurs brutalement contrastées. De quoi faire grogner les adeptes de l’académisme. Et crier au génie une poignée d’enthousiastes, dont Zola, ardent défenseur du Déjeuner, sur lequel figure, à l’arrière-plan, représentée en naïade à peine voilée, la future femme de l’écrivain naturaliste, Alexandrine. Le Baiser, Klimt (1908-1909)On ne compte plus les amoureux venus, parfois de loin, se bécoter face au Baiser, pièce maîtresse du Belvédère, à Vienne. Chaque année, ils sont plus de 1 million à se bousculer devant le tableau culte de Klimt, qui s’offre à la vue de ses fans dans sa cage en verre. Le dernier prêt de l’oeuvre, qui a très peu bourlingué, remonte à 1997; c’était en Italie, pour la Fiera di Roma. Au château musée autrichien, on l’avoue sans ambages : ce n’est pas la fragilité du Baiser qui l’empêche depuis de jouer les filles de l’air, mais bel et bien son statut d’icône mondialement connue. Sur un carré parfait de 1,80m de côté, Gustav Klimt, porte-drapeau de la Sécession viennoise, y figure un couple d’amants enlacés aux parures héritées de l’Art nouveau, à la charge puissamment érotique.
Mêlant peinture à l’huile et feuilles d’or, la toile s’inspire des mosaïques byzantines et des estampes japonaises, que l’artiste affectionne. Starisé dès sa naissance, en 1908, Der Kuss (« le baiser », en VO) est acquis illico par le Belvédère alors qu’il est pas même achevé – c’est l’année suivante que le peintre y met la dernière touche. Mais il y a des offres qui ne se refusent pas : 25000 couronnes (plus de 200000euros) pour une oeuvre d’art, c’était du jamais vu en Autriche à l’époque. Les Demoiselles d’Avignon, Picasso (1907)
Entre la France et le chef d’oeuvre du jeune Espagnol de 26 ans, c’est une rencontre ratée. Et ce, même si Les Demoiselles d’Avignon sont nées chez nous, à Montmartre, au Bateau-Lavoir, où le peintre mit neuf mois à en accoucher, après avoir brouillonné plus de 800 esquisses préparatoires. Le grand format, dont le nom évoque la cité du Vaucluse au fameux pont, se réfère, en réalité, à la rue d’Avinyo, à Barcelone, où Pablo, enfant, croisait les filles de joie. Picasso intitule son tableau El Burdel de Avinon, avant que son marchand l’affuble d’un titre plus cocorico pour faire décoller les ventes. Raté! La toile provoque la stupeur chez les amis du peintre : Apollinaire va jusqu’à la qualifier d’« acte terroriste artistique ». Vexé, l’artiste remise au placard cette porte d’entrée au cubisme, mélange d’inspirations cézannienne, africaine, ibérique, mâtinées d’érotisme, qui incarne une révolution esthétique avec ses cinq prostituées déstructurées offrant de multiples points de vue.Il faut attendre 1916 pour que Les Demoiselles se dévoilent au public, peu convaincu. A l’exception d’André Breton, persuadé de se trouver face à un « événement capital du XXe siècle ». Breton pousse le couturier Jacques Doucet à acquérir le tableau. Ce sera chose faite en 1924. Montant de la transaction : 25000 francs. Après la mort de Doucet, en 1929, la peinture est proposée aux musées nationaux français, qui font la fine bouche. En 1937, la veuve du styliste la cède finalement à un antiquaire d’outre- Atlantique pour 150000 francs. Deux ans plus tard, elle tombe dans le giron d’Alfred Barr, à la tête du Museum of Modern Art (MoMA), à New York, ravi de l’aubaine. Le dernier voyage des Demoiselles date de 2007. Depuis, le MoMA ne signe plus de permission de sortie à l’oeuvre vedette de ses collections. Les Tournesols, Van Gogh (1889) Le verdict, rendu par une cohorte d’experts internationaux qui ont examiné trois ans durant la toile sous toutes les coutures, est tombé fin janvier : « Etat stable, mais fragile. » Pour admirer le fameux tableau, il faut désormais pousser jusqu’au musée Van Gogh, à Amsterdam. Pas de quoi rebuter les foules, tant la nature morte, l’une des sept de la célèbre série peinte en Arles, à l’été 1888 et à l’hiver 1889, compte d’inconditionnels prêts à tout pour la « voir en vrai». C’est que, derrière l’apparente simplicité de ces 15 tournesols réunis dans un vase en terre cuite, se cache une innovation technique doublée d’un message fort.Grâce à l’invention de nouveaux colorants, Van Gogh utilise un large camaïeu de jaunes, du pâle à l’orangé, gamme ensoleillée qui domine dans ses compositions de l’époque. La faute à une plante, la digitale, prescrite par le docteur Gachet au peintre épileptique, qui a pour effet secondaire de « jaunir » la vision. La matière épaisse et les coups de pinceau nerveux, propres à la technique d’empâtement, dont il est l’un des pionniers, donnent vie à ces objets inanimés. « Je suis en train de peindre avec l’entrain d’un Marseillais mangeant la bouillabaisse », écrit Vincent à son frère Théo, tandis qu’il transforme son bouquet en allégorie de l’existence humaine : bourgeons, fleurs épanouies ou carrément flétries se côtoient et révèlent, selon l’angle sous lequel on les observe, une bouche, des yeux, une barbe. La Jeune Fille à la perle, Vermeer (vers 1665)Elle a été la vedette du best-seller de Tracy Chevalier (1999), d’un film avec Scarlett Johansson (2003) et même d’une série de Lego. Chaque jour, un millier de visiteurs se presse à La Haye, aux Pays-Bas, pour contempler le plus fameux tableau de Johannes Vermeer, maître du Siècle d’or de la peinture hollandaise. Au-delà de sa beauté, le mystère auréolant La Jeune Fille à la perle contribue à la fascination qu’elle exerce. On ignore l’année exacte de sa réalisation, tout comme l’identité du modèle. Qui était l’adolescente au regard énigmatique, à la bouche charnue entrouverte, coiffée d’un turban bleu prolongé par un voile jaune, une perle nacrée à l’oreille, symbole probable de chasteté ? L’une des filles du peintre ? Ou bien le tableau est-il, plus vraisemblablement, une tronie, étude de caractère d’une figure imaginaire ?Le destin de ce modeste cadre de 40x45 cm est hors-norme. Tombé dans l’oubli pendant plus de deux cents ans, noirci par le temps, il est acheté, en 1881, pour un peu plus de 2 florins (l’équivalent d’un dollar), par un collectionneur, Arnoldus Andries Des Tombes. Une fois dépoussiéré, le tableau révèle sa prestigieuse signature. C’est donc un trésor national que l’heureux acquéreur lègue à sa mort, en 1902, au petit musée Mauritshuis qui devient, grâce à lui, un pôle d’attraction artistique à l’échelle planétaire. Après une tournée mondiale triomphale de deux ans, de Tokyo à Bologne, en passant par New York, la célébrissime Jeune Fille retrouve, en juin 2014, sa place d’honneur au Mauritshuis, qui a mis à profit cette escapade pour relooker ses espaces et doubler sa surface. Emilie Gordenker, sa directrice, l’assure alors, la « Joconde du Nord », ainsi qu’on la surnomme, ne quittera plus les lieux. Trop fragile. Et, surtout, trop emblématique.L'Express - 3 avril 2019 | |
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