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 SYLVAIN TESSON

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Bridget




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MessageSujet: SYLVAIN TESSON   SYLVAIN TESSON EmptyDim 7 Déc - 20:06

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Sylvain Tesson se confie après avoir survécu à une grave chute

Près de trois mois après être tombé dans le coma, l'écrivain est revenu ce mercredi sur son épreuve dans un entretien accordé au site du "Dauphiné".


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Sylvain Tesson se confie après avoir survécu à une grave chute
Près de trois mois après être tombé dans le coma, l'écrivain est revenu ce mercredi sur son épreuve dans un entretien accordé au site du "Dauphiné".


"Ma vingtaine de fractures est une affaire oubliée. La tête va bien, je me souviens de tout, j’ai lu un livre par jour à l’hôpital ce qui est la meilleure rééducation pour un esprit lésé.
Ces trois mois de repos, de sobriété, de silence, d’examen de moi-même ont été bénéfiques. Ma vie était un carnaval endiablé et légèrement suicidaire, il était bon de ralentir un peu les chaudières intérieures, de descendre du train. Je conserve une paralysie de la face qui me donne un air de lieutenant prussien de 1870.




J’ai aussi perdu l’ouïe à l’oreille droite mais, étant partisan du silence, que René Char appelait “l’étui de la vérité”, je ne m’en plains pas.

Notre société est devenue hystérique et bruyante" a-t-il notamment confié dans un entretien accordé au site du Dauphiné.
"J’ai écrit mon livre comme un dératé, pendant tout l’été, à Paris et Arcachon. Je n’ai eu le temps avec Daniel Dulac et mon vieil ami Escande, éditeur de Gallimard, que de grimper les Grands Charmoz.

C’était une journée d’août froide et neigeuse. Inoubliable. Je suis tombé le lendemain soir (...)


Ce livre est encadré par deux stèles de douleur. J’ai commencé à le rédiger le lendemain de la mort de ma mère et j’ai rendu le manuscrit le soir de ma chute.

Entre-temps j’ai écrit comme un forcené, obsédé par cette histoire terrible de la Berezina" explique Sylvain Tesson à propos de la rédaction de son dernier ouvrage.



Interrogé sur ce que pourrait être son premier souhait en sortant de l'hôpital au mois de décembre, (avant de pouvoir reprendre l'alpinisme dans six mois), Sylvain Tesson répond : "Organiser un dîner avec mes amis dans le foyer du théâtre de mon père, le Théâtre de Poche , pour trinquer, à l’eau minérale, aux miracles dont j’ai bénéficié, à la mémoire de ma mère le docteur Marie-Claude Tesson-Millet et à l’excellence de la médecine moderne. J’ai bien conscience que si je m’étais cassé la figure à Calcutta en 1880, je ne serai pas aussi en forme".


"Il s’agit d’un récit de voyage, à bord d’un side-car soviétique des années 1930 sur les traces des soldats de la Grande Armée lancés dans la tragédie de la Retraite de Russie.
J’étais accompagné de quatre amis et nous avons répété l’itinéraire de l’armée napoléonienne en nous appuyant sur les textes des officiers de l’Empire. J’essaie de faire la navette entre les péripéties de la Retraite et nos propres aventures" précise-t-il quant au contenu de "Berezina".


http://www.atlantico.fr/pepites/sylvain-tesson-se-confie-apres-avoir-survecu-grave-chute-1852794.html





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Bridget




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MessageSujet: SYLVAIN TESSON « Sur les chemins noirs »   SYLVAIN TESSON EmptySam 1 Oct - 0:46




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«Ma France à pied» : 1000 kilomètres sur les chemins oubliés


REPORTAGE - Pendant des mois, Sylvain Tesson a arpenté à pied les routes de campagne entre le Mercantour et la Normandie.
Avant la parution du récit de ce périple (Sur les chemins noirs, Gallimard), il déclame sa flamme pour ces hommes, ces villages et ces paysages parfois défigurés qui constituent le patrimoine éternel de la France.





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Comme les hommes politiques contemporains manquent d'imagination! Si l'un d'eux chaussait une paire de croquenots (façon Mitterrand à Solutré) et traversait la France à pied, il décollerait dans l'opinion.
Un «effet Lazare» lui garantirait de ressusciter dans les sondages. Les Français préfèrent les édiles s'envoyant un muscadet dans un bistrot plutôt que s'arrogeant des frais de bouche exorbitants. En outre, rien de mieux que le lent défilement des paysages pour savoir de quoi on parle, passer en revue les aspects de la France, croiser des visages.

Parcourir les routes était la technique de Louis XI. Il cheminait incognito, humait l'air du royaume; il ne bricolait pas les horloges, lui. Il n'a pas été imité.

Quand je me suis lancé dans la traversée de la France à pied, du Mercantour au Cotentin, je n'étais soumis à aucun enjeu! Je sortais d'un séjour à l'hôpital. J'avais le corps branlant, le souffle court, la tête enfoncée, il me fallait reconquérir des forces. Les médecins m'avaient sauvé. A présent, ils recommandaient la «rééducation».
Un mot des années soviétiques! Plutôt que de me refaire une santé dans un centre de soins, je pensais que tracer une diagonale à pied, du Mercantour au Cotentin, était une idée acceptable.



Au même moment, un rapport gouvernemental sur l'«hyperruralité» était rendu public. Il avait été commandité par Jean-Marc Ayrault et distinguait une quarantaine de «bassins de vie hyperruraux» dans le pays.

Entendez là des zones mal goudronnées, pas assez connectées à internet et trop éloignées des administrations publiques. Pour moi, la définition du paradis!

Des marges où échapper aux tentacules du poulpe moderne! Mais l'Etat ne l'entendait pas de cette oreille. Les aménageurs publics écrivaient (en d'autres termes, bien entendu): «Courage citoyens, nous arrivons! Nous allons coucher les ronces, arranger le territoire et bientôt vous serez reliés au centre et vous serez prémunis contre tout comportement étrange et de tout vote non conforme car vous rejoindrez le dispositif!» Il fallait donc se dépêcher.





Suivre les pistes rurales, les lisières forestières et les sentiers oubliés




J'avais mon objectif de voyage et l'Etat me fournissait la carte générale. J'allais traverser le pays sur des axes dérobés, à travers des zones dépeuplées, sur ce que j'appelais mes «chemins noirs». Ces axes sont matérialisés sur les feuilles au 1/25.000 de l'IGN, véritables œuvres d'art. Ce ne sont pas les chemins de randonnée balisés ni des petites routes asphaltées, mais des pistes rurales, des lisières forestières, des sentiers oubliés. Un réseau parfait pour se tenir à l'ombre.
Comme le peuple ne va plus à pied, les broussailles ont recouvert ces voies. On y croise des crapauds, une biche, et parfois de drôles de gens qui vous disent des choses très antiques. Ils ne tirent pas leur science de l'ouverture au monde -tarte à la crème- mais de la connaissance d'un arpent du territoire. Ils n'ont pas d'opinion sur Trump mais ils sont incollables sur l'emplacement des arbres et la santé des bêtes. Qui est le vrai savant? Celui qui a ses idées sur la question de l'Orient ou celui qui connaît la carte locale des essaims sauvages?



Je partis en août de la frontière italienne. Au début, je n'allais pas fort et pas très droit non plus. Je traversais le Var, les pays du Verdon, de Valensole, de Lure et du Ventoux, je passais le Rhône à Pont-Saint-Esprit, longeais le Vivarais, montais le mont Lozère, descendais vers la Margeride, traversais l'Aubrac, gagnais la Creuse, franchissais la Loire, parcourais la Gâtine, la Mayenne, l'Avranchais et parvins, après trois mois de claudication, à la pointe du Cotentin.

Là, il fallait s'arrêter ou sauter à l'eau. C'est l'avantage des frontières, naturelles ou pas: elles offrent un cadre. Elles limitent les ardeurs et prémunissent contre les débordements. Certains veulent les abolir, ils ne savent pas les lois de l'hydraulique.







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Il me fallut ces semaines passées à cueillir les mûres pour m'apercevoir que les chemins noirs se prolongent hors de la carte. Ils ne se réduisent pas à des sentes entre des murets. Ils se déploient dans notre territoire intérieur. Nos propres existences peuvent suivre des chemins de traverse et s'épanouir hors de toute soumission, derrière l'orée du monde.
Vous voulez vivre libre ? Fermez les écoutilles, trouvez vos chemins noirs et prenez la fuite, c'est-à-dire la première issue de secours qui se présentera à vos pas hésitants. Ensuite, la foulée s'affirmera.
Dans son Traité du rebelle, l'écrivain Ernst Jünger avait nommé cette antique tentation de la dissimulation «le recours aux forêts». Il avait inventé la figure de l'anarque pour désigner celui qui ne voulait rien posséder de commun avec son époque, pas même pour s'y opposer. Un repli égoïste, le recours aux forêts ? Oui, et après ?
Réformer le monde selon son opinion, le dynamiter pour sa foi, est-ce plus noble que lui tourner le dos?


Prendre les chemins noirs ne s'entend pas littéralement. Nul besoin pour cela de postuler à l'Office national des forêts. Certains s'enferment dans leur cabinet de travail, quelques-uns choisissent les monastères où la soupe est servie à heure fixe. Il y en a même, jadis, qui finissaient perchés sur une colonne dans le désert. Peu importe la manière, l'essentiel est de se royaumer soi-même, en son for imprenable.
On refusera ainsi de se conformer à ce que le philosophe Giorgio Agamben nomme «le dispositif», cette toile où nous englue la révolution digitale, le fatras médiatique et l'entreprise de domestication de nous-mêmes par les puissances politiques et les enseignes laides. «Soyez hygiéniques!», clame le dispositif, «Vivez longtemps! Allumez vos écrans! Indignez-vous quand on vous enjoint de le faire! Admirez ! Conspuez ! N'employez pas tel mot ! Levez le pouce ! Baissez-le !» Et c'est ainsi que nous flottons en nous persuadant de vivre. Les chemins noirs -ceux de l'esprit, ou ceux de la campagne, ceux de la solitude, ceux de la pleine nature- offrent l'échappée.





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Il n'y avait pas que l'allégorie du repli intérieur dans ma balade. La chute, le coma, l'hôpital m'avaient dévitalisé. La marche me rendait des forces. Elle injectait sa bonne sève dans les veines, les fibres, les cellules. En m'arrachant à tout écran -écrans de contrôle et écrans de la grande hypnotisation collective-, les chemins noirs me perfusaient leurs bonnes substances.
Abattre 30 kilomètres sur des cailloux m'évitait de passer à côté de l'existence. J'échappais à ce «projet moderne» que Cynthia Fleury, dans Les Irremplaçables, désigne par «l'expropriation de l'expérience».



Pendant trois mois alternèrent sous mes yeux les visages artistiques de la campagne française. Celle de Pierre George, géographe duTemps des collines, de Giono, barde de la Provence, de Vialatte, fou des volcans, des poètes de la Loire, des peintres normands et de Barbey d'Aurevilly, prince des bocages.
C'était tour à tour une marqueterie de champs, un versant du soleil, une vallée aux fées. Parfois une source coulait, un clocher sanglotait et un troupeau mouchetait un replat. Une exposition de tableaux, en somme. Ce pays avait une propension à receler la splendeur. Arthur Young, l'agronome anglais qui voyagea en France entre 1787 et 1790 le répétait dans ses célèbres souvenirs. Partout où le menaient ses pas, il s'extasiait de «la beauté de ce pays ».






Des villages devenus fantômes, vidés de leurs habitants




Mais soudain, un chancre venait tacher la toile. La colline inspirée, coiffée de sa petite église époque force tranquille, surplombait une ZAC avec hangars et pavillons, une de ces zones périurbaines qui n'appartiennent ni à la ville ni à la campagne. Bernard Maris, victime du néant islamique, appelait «néant géographique» ces taches qui gagnaient sur la carte.


Comment avait-on réussi à couvrir si promptement de métastases le pays, à le veiner si consciencieusement d'autoroutes ?
Même un être humain ne s'enlaidit pas à ce point en cinquante ans !
La défiguration du territoire avait été orchestrée de main de maître. La Ve République s'y était appliquée. L'industrialisation des campagnes à l'après-guerre, l'urbanisation et le démembrement avaient initié le travail. Le septennat de Giscard avait orchestré l'explosion des zones pavillonnaires. Celui de Mitterrand, avec la décentralisation, l'éclosion des hypermarchés. Rocades et départementales avaient été chargées de relier les pavillons aux centres commerciaux. En France périurbaine, on passait son temps en voiture. Internet avait achevé la mutation et faisait flotter une atmosphère fantomatique dans les collectivités. Les mairies annonçaient fièrement des villages «sous vidéosurveillance» ou des programmes «voisins vigilants». Mais nous ne voulions pas de voisins vigilants! Nous voulions des voisins de tablée au banquet de la campagne pochetronne.  


Elle n'avait jamais existé que dans les tableaux de Bruegel, certes. Mais on a le droit d'être nostalgique de ses fantasmes, non ?



J'allais donc par les allées de ce pays qui avait été insolemment beau au temps où il s'appelait la France et qui s'était mystérieusement enlaidi en devenant l'Hexagone. Il ne faudrait jamais laisser les œuvres d'art à la charge des administrateurs. Dans un musée, ils auraient cassé les porcelaines avec leurs mains pas habituées à caresser les choses.


Au détour d'un lacet, au bas d'une pente, je tombais sur des paysans. Certains me proposaient un coup à boire, d'autres me regardaient en biais. Certains m'entretenaient de leurs malheurs, d'autres répondaient à peine à mes saluts. J'étais parti naïf.
Quatre mois d'hôpital et un bon coup sur le crâne m'avaient prédisposé à la rêverie romantique. Je pensais rencontrer des fils de la terre qui me parleraient de l'agriculture comme le faisait Henri de Pazzis, pionnier de la production biologique et auteur d'un superbe traité: La Part de la terre. Pour lui, le paysan s'apparentait au poète. Tous les deux, artiste et cultivateur, faisaient jaillir leurs fruits respectifs de la nuit: un alexandrin ou un rutabaga. Dans les deux cas, c'étaient des joyaux procédant de l'informe. Bref, les péquenots devaient être des voyants occupés à la prière, à l'épiphanie de l'être. Je ne rencontrai pas beaucoup de ces doubles princes de l'esprit et du labour. Pour l'instant les exploitants conventionnels étaient occupés à autre chose qu'à philosopher. Ils cultivaient avec acharnement pour alimenter le Moloch.
Des années de politique bruxelloise les avaient incités à produire intensivement. Ils n'étaient plus que 500.000. Leurs exploitations, cultivées avec les méthodes de l'impérialisme américain (uniformisation et napalmisation) offraient à l'œil un paysage déprimant. Les haies, les bosquets, les marais et les talus avaient laissé la place aux grandes steppes rentables piquetées de garages et croûtées d'engrais. Aujourd'hui, la prospérité était retombée. La mondialisation avait ouvert son marché frankensteinien. Et tous ces cultivateurs souffraient de regagner leur ferme le soir, à bord de tracteurs acquis au temps où on leur expliquait qu'avant de s'enrichir il fallait d'abord s'endetter.



Alors, pour ne pas trop mélancoliser dans les fossés, je remontais vers les hauteurs afin de retrouver l'écho de la ruralité morte. Sur les plateaux, au creux des vallons, dormaient les ruines. En quelques actes, les paysans avaient déserté les hauts lieux. Les révolutions industrielles, la saignée paysanne de 1914 et le dépeuplement rural des années 1950 avaient fait refluer les paysans et rendu le territoire aux sentinelles immémoriales, loups, salamandres, vipères: personnes très fréquentables.
Là, un promeneur solitaire pouvait croiser des fantômes, et un œil exercé à la cartographie détectait des chemins noirs.






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Parfois, je traversais des espaces cultivés «biologiquement». Depuis cinq décennies, certains paysans montaient au secours de la terre maltraitée. Dans les années 1960, des pionniers avaient commencé à refuser de considérer l'agriculture comme une guerre ouverte. Ils étaient aujourd'hui 70.000 à se conformer à l'appellation «bio».
Il était facile de ricaner: certes, ils recouraient à des techniques agricoles vieilles comme l'antique à laquelle ils donnaient le nom d'«innovation». Mais la cause était belle, et ses fruits étaient bons et les efforts gagnaient lentement du terrain: les 30.000 fermes bio en activité couvraient aujourd'hui 5 % de la surface cultivée du pays. Les paysages de cette ruralité-là étaient faciles à distinguer: les champs n'étaient pas des dalles de ciment ni les élevages des unités de bagnards.






Des paysans qui, eux aussi, ont leur idée sur la notion d'identité…



Tous ces cultivateurs n'avaient pas entendu le discours de Wagram de François Hollande pour la bonne raison qu'il n'avait pas encore été prononcé. En cette rentrée 2016, le Président a lancé sa définition de la France dans le but de continuer à la diriger: elle serait une «idée» et ne constituerait pas une «identité».
Je ne crois pas les trahir, ces culs-terreux des chemins noirs, en disant qu'ils auraient été étonnés d'apprendre qu'ils vivaient dans une idée. Dans une idée, la taulière de Saint-Martin, près de Mayet, qui me servit un Viandox sous des trophées de chouettes empaillées en me parlant des esprits qui rôdaient dans le village ?
Dans une idée, cette demi-sorcière de Lure qui déplorait le recul du noyer sur le versant septentrional de sa montagne chérie et redoutée ?
Dans une idée, ce couvreur de Mayenne qui avait glissé de son toit et que la randonnée sur les chemins de France avait remis d'aplomb ?
Dans une idée, ces viticulteurs du Ventoux qui vénéraient leurs ceps sur les pentes bénies des Dentelles de Montmirail?


De qui une idée peut-elle être la patrie ? D'un pur génie, d'un ectoplasme, d'un hologramme ou d'un incube ? Il fallait qu'un type qui prononce pareil aphorisme n'ait jamais grelotté dans un ravin rocheux de la Tinée, essuyé ses lèvres après une lampée de vin jaune du Jura, apprécié l'explosion d'une huître de Cancale, ni pleuré, enfant, à une belle page de François le Champi. Peut-être n'avait-il pas d'appareil sensoriel, ce capitaine idéaliste, pas d'estomac, pas de palais, pas d'organes destinés à la jouissance des choses. Seulement un cerveau puissant, hégélien, capable d'ambition, d'humour et de synthèse.



Une identité est une idée, certes, mais une idée ancrée sur une géologie, fécondée par une lumière, battue par une lente procession d'hommes dont les corps, pas du tout idéaux, se sont décomposés dans les strates. Sinon, c'est que l'on n'est pas dans un pays mais à l'université d'été de La Rochelle.


Sur les chemins noirs, libérés de toute obligation de précaution sémantique, certains des paysans que je rencontrais avaient des opinions sur ce mot hénaurme, ce mot dont j'avais le sentiment qu'il était réservé à tout autre qu'à un citoyen français, ce mot aussi impossible qu'un oursin: «l'identité».
Jusqu'alors, je croyais que l'identité française consistait en la gloire que chacun se faisait de se refuser à en posséder une. On s'ébaubissait de l'identité tamoule, persane et inuite. Il y avait même un podium des identités. La katangaise avait eu sa gloire, la tibétaine recueillait encore des suffrages, la syrienne occupait le haut du pavé en ce moment. La française, niet. J'avais pourtant rencontré des êtres qui me parlaient de leur campagne, de leurs habitudes, de ce dont ils se nourrissaient, des paysages et des vins qu'ils aimaient, des bêtes qu'ils élevaient, des terres qu'ils travaillaient, des lieux qu'ils peuplaient depuis des siècles et qu'ils osaient appeler «chez nous». Ils ne me semblaient pas des gens moins généreux, moins humanistes, moins évangéliques que ceux qui se proclamaient universalistes et ne voulaient pas prononcer le mot identité. Ils n'étaient pas défigurés par la «haine de l'autre». Ils ne bavaient pas. Certains m'invitaient même à entrer dans la cuisine.





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Traversant le pays au rythme d'une foulée faible, je compris la définition de l'identité par Fernand Braudel. J'avais relu le premier tome de L'Identité de la France dans les forêts d'Ussel. (A l'époque de la parution du livre, son titre n'avait ému personne.) Braudel définissait l'identité du pays par l'acrobatie insensée qu'un effort plurimillénaire avait nécessité pour assembler, sur un petit territoire, un «émiettement obstiné» de territoires physiques et pour absorber une «invraisemblable accumulation» de passé.
Ce qui aurait dû être un disharmonieux bric-à-brac avait produit un miracle. Une noce de la pierre, du temps, de la lumière et du travail. La France, pour Braudel, était cet «amalgame» (mot superbe! mot conspué!) qui imposait des «responsabilités énormes». Mais il avait fallu du temps pour cela. Du temps et un peuple pas trop étourdi par la valse récente des migrations.





Un pays défiguré où il reste encore des territoires de la liberté




Et cette marqueterie si fragile, cet équilibre des hommes sur le sol faisait qu'on ne pouvait pas user de ce pays comme d'une plate-forme d'idées. On ne pouvait disposer légèrement de cette Histoire engluée dans le sol. On ne pouvait malmener cette géographie diffractée. Ou alors, c'est qu'on prenait le pouvoir uniquement pour se changer les idées.


Un jour de novembre, j'arrivai au nord du Cotentin. Les longues marches ont toujours des vertus médicinales: le sang m'était revenu aux joues et mes idées noires s'étaient dissoutes entre les haies. Règle de rééducation: d'abord marcher, ensuite se mettre debout.

Je regrettais que cinq courtes décennies aient suffi à défigurer le pays. Les chirurgiens esthétiques avaient agi sacrément vite. Mais il y avait de beaux restes, des interstices, des coulées noires, des chemins silencieux, des haies de fougères et des murs derrière lesquels bivouaquer. Tant que demeuraient des territoires de la liberté où jouer ses propres danses, tout n'était pas perdu. Il y avait de quoi pleurer, certes. Mais il n'y avait aucune raison de se plaindre.



Les Chemins noirs, de Sylvain Tesson, à paraître le 13 octobre (Gallimard, 145p., 15€).

A lire aussi: Berezina (illustré, avec les photos de Thomas Goisque, Gallimard, 252p., 29,90€).

Les Rencontres du Figaro avec Sylvain Tesson, le 7 novembre 2016 à 20h00.

Avec lui, nous partirons pour une promenade littéraire, historique et méditative des forêts de Sibérie au sommet du Népal, des chemins de nos provinces aux sables de l'Afrique. Pour réserver rendez-vous sur cette page.


http://premium.lefigaro.fr/actualite-france/2016/09/30/01016-20160930ARTFIG00073-la-france-par-les-chemins-oublies.php




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MessageSujet: Re: SYLVAIN TESSON   SYLVAIN TESSON EmptySam 29 Juil - 16:39


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Une très légère oscillation, de Sylvain Tesson


Un journal intime est une entreprise de lutte contre le désordre. [...] Grâce à lui le sismographe intérieur se calme. Les affolements du métronome vital qui explorait le spectre à grands coups paniqués se réduisent à une très légère oscillation.



Une très légère oscillation est le journal intime de Sylvain Tesson des années 2014 à 2017. Je le soupçonne de ne pas l'avoir écrit sur le moment, d'avoir permis au souvenir de sédimenter, d'avoir usé d'un principe géologique: attendre que la matière se soit bonifiée par passer à l'acte, c'est-à-dire à l'oeuvre, comme le firent en leur temps Otto Dix ou Nicolas de Staël.



Quoi qu'il en soit c'est un bonheur de lire Sylvain Tesson, que son journal soit décalé ou non dans le temps, parce que sa plume est libre, qu'à de rares exceptions près, il n'a pas l'instinct grégaire, qu'il pense par lui-même, qu'il ne hurle pas avec les loups et qu'il démonte par des analogies subtiles les idées toutes faites, c'est-à-dire faites par d'autres.



Certes il sacrifie à quelques tendances convenues - personne n'est parfait - comme de s'inquiéter de la surpopulation dans l'une de ses prévisions du monde en 2050, d'être sensible à la désinformation du WWF qui, dans une de ses études, s'alarme pour la biodiversité ou de s'affliger avec un guide de Chamonix que la Mer de Glace se meure.



Mais, après son accident d'août 2014, il explique que s'il est maintenant debout c'est parce que dans les nuits d'angoisse, jamais les livres ne [lui] ont à ce point semblé des compagnons et que c'est pourquoi il éprouve une étrange sensation d'entendre les élites politiques se vanter de ne plus jamais lire (la cybergirl Fleur Pellerin, par exemple)...



Mais il fait cette citation sur l'islam:



Grande religion qui se fonde moins sur l'évidence d'une révélation que sur l'impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l'intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s'en rendent coupables; car s'ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c'est plus grave) incapables de supporter l'existence d'autrui comme autrui.



Il pose la question: Eric Zemmour dans Le Suicide français? Non, Claude Lévi-Strauss! Le comité de décret des fatwas n'a pas encore dû lire l'avant-dernier chapitre de Tristes Tropiques.


Mais il note, quand la France de Hollande refuse de livrer deux Mistral à la Russie de Poutine, qui s'en offusque: Pour la présidence française l'essentiel n'est pas la sincérité de celui qui fait les promesses mais la fiabilité de celui qui y croit. Il échappe en outre au président russe que la France contribue par sa fermeté à l'élargissement des droits de l'homme.



Il en tire la leçon: La leçon du Mistral donne par exemple au chroniqueur le droit de ne pas livrer son papier si la ligne du journal s'est modifiée. Le droit au médecin de ne plus soigner son patient si la maladie se développe. Le droit de ne pas dire "oui", le jour du mariage, s'il pleut. Le droit de ne pas élever son enfant s'il ne vous ressemble pas.



Il conclut: Bref, le droit de ne pas être fidèle si votre interlocuteur n'est pas conforme.



Dans un tout autre registre il parle de la promenade à heure fixe, pratique de vie imitée de Kant, qui lui a permis de se remuscler la carcasse après l'accident qui l'avait laissé incapable de marcher: monter tous les jours dans les tours de Notre-Dame de Paris, d'où il pouvait voir les nombreuses flèches d'église, plantées comme des banderilles dans les toits:



Je me souvenais d'un récent débat national: nos hommes politiques avaient légiféré pour interdire que l'on dispose des crèches de Noël dans les mairies. Les flèches de la France chrétienne, elles, étaient encore debout. Les arracherait-on un jour pour satisfaire au principe de laïcité? On faisait l'effort d'oublier que le pays avait des racines. Il restait les croix dans le ciel.



Sylvain Tesson pratique tout au long de son journal l'aphorisme (Si l'aphorisme est un fragment, peut-on dire que j'ai trouvé des tessons?). Le lecteur n'a que l'embarras du choix parmi tous ces tessons. Il en élira cependant quelques-uns, pour l'exemple, par affinités (quitte à se fustiger au passage: Internet: au commencement était le Verbe. A la fin était le blog...):



Ne rien oublier en faisant sa valise et ne pas la prendre en partant.



Longtemps, j'ai lu la première phrase de Proust.



Nager, c'est s'entraîner à voler avant que la mer ne se retire.



Voter est tellement grotesque que les gens s'isolent derrière des rideaux.



Aphorisme: faire pardonner par la brièveté de sa formulation l'inconsistance d'un propos.

Francis Richard



http://www.francisrichard.net/2017/07/une-tres-legere-oscillation-de-sylvain-tesson.html
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MessageSujet: Re: SYLVAIN TESSON   SYLVAIN TESSON EmptySam 27 Juil - 14:33


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Sylvain Tesson : « Vivre mieux aujourd’hui consiste à échapper aux développements du progrès »


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Par Nicolas Truong


Vivre avec la fin du monde 6/6. C’est un phénomène inédit dans l’histoire humaine : la vie s’invente à présent en faisant des pas de côté, loin de la modernisation, explique l’écrivain et aventurier.

Entretien. Sylvain Tesson est géographe, journaliste et écrivain. Il est notamment l’auteur de Sur les chemins noirs (Gallimard, 2016) ; Un été avec Homère (France Inter-Ed. des Equateurs, 2018), et a obtenu en 2011 le prix Médicis essai pour Dans les forêts de Sibérie (Gallimard). Il partage sa vie entre les expéditions au long cours, l’écriture et la réalisation de documentaires d’aventure. Une expérience qui le conduit à alerter ses contemporains sur la dégradation de la Terre et la « starbuckisation du monde ».

Dans quelle mesure est-on passé de « l’usage du monde », tel que l’écrivain et voyageur Nicolas Bouvier pouvait en faire l’expérience, à l’usure du monde que vous observez ?

« C’est une révolte ? », demandait Louis XVI. « Non Sire, une révolution ! » Pour le monde, ce n’est pas une usure, c’est une dégradation. Les rapports scientifiques se succèdent, formels : les espèces animales disparaissent, les sols s’érodent, les eaux s’acidifient. Parallèlement, les langues s’éteignent, les villes s’étendent, similaires. Dégradation d’un côté. Uniformisation de l’autre. « Le divers décroît », s’inquiétait l’écrivain Victor Segalen il y a 100 ans. La seule statistique qui prospère, c’est la démographie humaine. Notre espèce a pris le contrôle de la Terre, il y a 70 millions d’années.

La mondialisation historique a sa chronologie : industrialisation, massification, accélération, hypertrophie. S’ajoute un phénomène qui est l’effet des précédents : uniformisation des modes de pensée, des comportements, des formes urbaines, des paysages et des moyens de communication. Internet a constitué la parousie de ce mouvement globalisant. Il manquait une machine capable de réaliser la conformation absolue de l’homme à un modèle unique, rêve universaliste. Nous y sommes. Le digital est le doigt d’honneur de la technologie à la variété des cultures humaines. L’usure du monde, c’est cela : indifférenciation, fin du chatoiement, effacement de la mosaïque, règne de l’Unique, reproduction du même. Appelons cela la starbuckisation du monde.

Ce que chantait Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde (Droz, 1963), c’était le contraire. La route de Bouvier offre ses présents : on se met au volant d’une voiture, sur un cheval, on part à la rencontre de ce qui n’est pas soi-même. Dans le monde de Bouvier, on rentre dans un paysage, on découvre des hommes, on respire un autre air, on ne soupçonnait rien. Le voyage, c’est l’expérience de l’autre, contraire de moi. L’autre véritable vous heurte, vous emporte ou vous indigne, mais au moins n’est-il pas votre reflet !

Mêmes commerces, mêmes trottinettes, même signalétique, même discours infantilisant des autorités, mêmes crèmes glacées. Cette monotonie assure l’écosystème de la consommation.


Comment arpente-t-on des territoires abîmés ? Dans quel état parcourt-on une planète saccagée ? Et quel usage fait-on d’un monde usé ?


On ne les « arpente » pas. Le mot ne convient pas. « Arpenter » fait référence à la lenteur. Ainsi qu’à la mesure d’un monde limité, borné. L’arpenteur antique mesurait le monde pour dessiner la frontière. Même les dieux savaient qu’il faut contenir le monde. Il y a une stèle grecque du Ve siècle av. J.-C. qui représente Athéna méditant devant une borne.p

Un territoire uniformisé (la marina d’une île grecque, une banlieue de Turquie, ou le centre de Barcelone) n’autorise ni la lenteur ni la joie. Ces non-lieux « ouverts sur le monde » offrent un visage rassurant parce que reproductible, reconnaissable : mêmes commerces, mêmes trottinettes, même signalétique, même discours infantilisant des autorités (la langue de la Mairie de Paris), mêmes crèmes glacées. Cette monotonie assure l’écosystème de la consommation. L’expression de mon époque n’est pas « j’arpente » mais « j’essaierai de passer ». C’est ce que répondent les amis que vous invitez à dîner. Voilà notre usage du monde aujourd’hui : essayer de passer.

J’ai visité les ruines de Troie en présence d’archéologues turcs. La première chose qu’a trouvée Heinrich Schliemann en creusant le site dans les années 1870, c’était un rempart. L’homme mycénien vivait dans un âge d’arpenteur. Il tenait à se délimiter, se protéger, se séparer, se distinguer, se maintenir dans sa spécificité, et transmettre sa singularité. Il élevait des murs (percés de portes et de poternes, bien entendu, pour sortir et accueillir). Ce souci de la séparation (le philosophe Vladimir Jankélévitch appelle « séclusion » ce processus de conservation de l’organe par sa membrane séparatrice) n’était pas assimilable au rejet de l’autre mais indique une considération de soi. Le soin que l’on porte à se précautionner de l’autre indique l’intérêt que l’on porte à la conservation des différences.

La singularité des cultures est menacée par le globalisme. Pour qu’il y ait un Devisement du monde (le titre du récit de Marco Polo, 1298), il faut qu’il y ait une division de ce monde. « Il y avait la diversité des étoiles dans les boues de la terre », disait le poète Louis Aragon de la France (La Diane française, 1944). C’est une belle phrase : elle célèbre la diversité, mais souligne qu’il y a la réalité. C’est peut-être une très bonne nouvelle pour le commerce que l’humanité sorte de la séclusion et s’emploie à constituer un ensemble indifférencié. Mais on a le droit de se poser la question.


Est-ce le « monde qui se retire » ou bien l’humanité qui abandonne la terre ? Et en quoi cette dégradation est-elle également un « enlaidissement du monde » ?

La laideur, c’est quand tout se ressemble. Le neurologue Lionel Naccache décrit l’épilepsie cérébrale dans un livre très audacieux L’Homme réseau-nable (Odile Jacob, 2015). L’épilepsie est la soudaine diffusion dans le cerveau d’une impulsion univoque, pauvre en information et reproduite par la totalité du système neuronal. Le cerveau disjoncte, c’est la convulsion.

Naccache fait un parallèle avec nos sociétés modernes. « L’un des facteurs de cette course vers la possible épilepsie du monde pourrait provenir d’une tendance de nos sociétés à se développer en produisant des versions dupliquées d’elle-même. » La mise sous tension de l’humanité par les ordinateurs produira peut-être la convulsion générale. Songez ! Huit milliards d’individus, comme les neurones d’un cerveau sont connectés et s’échangent des informations de plus en plus banales, servies par une langue monotone, formatées par des tendances identiques. Paf !

Le cachot d’aujourd’hui s’appelle « les écrans ». Ils sont pires que les murs de la cellule. Ils s’élèvent partout. On ne les voit plus, on ne peut les abattre

Pourtant, on y trouve encore des chemins de traverse – notamment en empruntant en France les « chemins noirs » – et nombre de contemporains semblent soucieux de préserver leurs contrées de l’emprise technique, du désastre écologique et du développement économique effréné. Certains résistent même à des projets « d’aménagement du territoire », tunnels et lignes TGV, autoroutes, aéroports, centres commerciaux ou d’enfouissement des déchets, parcs à thème… N’êtes-vous pas également l’observateur de cette grandissante volonté de préserver la vie ?

Oui, on assiste à de louables efforts pour préserver la vie. Comme chez Thomas Mann : le mourant lutte dans son transat (La Mort à Venise, 1912). Ce sursaut de l’agonisant s’accompagne d’un goût pour commémorer ce qui n’est plus, pour empailler ce qui se meurt. Est-ce notre destin ? Vivre devant le défilé de majorettes, dans un cabinet de curiosités ? Après les âges d’or, du bronze, du fer, il semble que nous entrons dans l’âge des musées. La fièvre des anniversaires est notre réponse au vide.

Cependant, je ne désespère pas ni ne « m’amertume ». Il y a des échappées possibles, à la portée de tous, il suffit d’avoir de l’imagination. On peut aller se promener dans les bois, vivre avec les ours comme le photographe Vincent Munier. On peut explorer les abysses comme le photographe naturaliste Laurent Ballesta. On peut grimper en solo les parois, comme Alex Honnold. On peut descendre le Danube à vélo comme Emmanuel Ruben, on peut créer des revues comme la bande de jeunes garçons de Raskar Kapac. Bref, on peut continuer à aimer boire et chanter, selon le bon principe viennois.

Pour cela, il faut chercher ses traverses, ses propres forêts, prendre la fuite, pousser la porte « entrée interdite ». Phénomène inédit dans l’histoire de l’homme : vivre mieux aujourd’hui consiste à échapper aux développements du progrès ! C’est ce que Samuel Adrian nomme « le syndrome Tom Sawyer » dans son récit de voyage (Editions des Equateurs, 240 pages, 19 euros).

Il faut préalablement nouer les draps pour s’échapper du cachot. Le cachot d’aujourd’hui s’appelle « les écrans ». Ils sont pires que les murs de la cellule. Ils s’élèvent partout. On ne les voit plus, on ne peut les abattre.


En quoi la dégradation du présent est-elle selon vous indissociable de l’oubli du passé et des chimères de l’avenir ? En quoi est-elle solidaire de la rhétorique des promesses politiques, des illusions religieuses et de la démiurgie technoscientifique ?

Il y a dans l’utopie politique, le messianisme religieux et le fétichisme technologique un ressort commun. Ces trois instances appellent à un monde meilleur plutôt qu’à la conservation de ce qui nous est donné en partage. Révolution pour les uns, Vie éternelle pour les autres, Innovations pour les troisièmes. C’est la même promesse différemment formulée que la vie se joue demain. Je crois le contraire. L’homme aime espérer, cela l’affranchit d’agir.

La promesse technologique est devenue une religion. Elle a son Vatican (la Silicon Valley), ses prêtres, ses objets de culte, sa petite pomme. Elle a son eschatologie. Le message est simple : ne vous inquiétez pas, le monde peut flamber, les innovations arrangeront tout. Certains hommes contestent ces fausses prophéties. Ils ne veulent pas être augmentés, ils renouent avec l’ordre, la tempérance, la simplicité. Le journaliste Fabrice Nicolino a lancé l’appel : « Nous voulons des coquelicots ». En d’autres termes, rendez-nous les moineaux de Paris avant de connecter les trottinettes.

Je crois à un usage du monde selon le principe de l’école buissonnière. Faire un pas de côté n’est pas la même chose que faire demi-tour.


Où échouerait Ulysse aujourd’hui ?

L’Odyssée est l’histoire de la remise en ordre. Ulysse est un conservateur. Il rentre chez lui pour retrouver sa femme, récupérer son trône, cultiver à nouveau sa terre. Jankélévitch disait qu’il était « casanier par vocation et aventurier malgré lui ». C’était une manière pas très amicale de dire qu’il préférait l’enracinement aux sirènes de la nouveauté. Aujourd’hui, Ulysse serait peut-être un de ces malheureux immigrés chassés sur la mer. Il ferait ce que font certains réprouvés que j’ai rencontrés à Mossoul, à Alep, à Kaboul : il errerait, viendrait chercher secours en Europe puis rentrerait pour rebâtir sa vie et retrouver ses royaumes.

Et ne doit-on pas se méfier de l’idée – tout aussi illusoire que celle d’un avenir totalement numérisé – d’un retour au monde d’avant ?

Oui, le « c’était mieux avant » est aussi faible que le « vivement demain ». Je raisonne en géographe : je préfère imaginer un monde d’à côté plutôt que le monde d’hier. A côté de quoi ? A côté de la route qui mènerait du berceau au supermarché, puis du supermarché à l’Ehpad. Je crois à un usage du monde selon le principe de l’école buissonnière. Faire un pas de côté n’est pas la même chose que faire demi-tour : marcher, lire, grimper aux arbres, apprendre l’astronomie, que sais-je encore ? Dans quelques jours, je pars bivouaquer sur une montagne conquise par le premier alpiniste français en 1492 (le mont Aiguille). C’est la modernité !


« Songez à la chance inouïe de la génération qui disposerait de la fin du monde. C’est aussi merveilleux que d’assister au début, écrivait Jean Baudrillard dans ses “Cool Memories III, 1991-1995” (Galilée, 1995). Comment ne pas désirer cela de toutes ses forces ? Comment ne pas y contribuer par ses faibles moyens ? Etre là au début eût été fantastique. Mais nous sommes arrivés trop tard. Il ne nous reste que la fin. » Qu’est-ce vivre avec la fin du monde ? Et n’y-a-t-il pas une ivresse dans la sensation de vivre la fin des temps ?

Sûrement pas. Je ne trouve pas du tout enivrante la fin du monde. Le désordre et le délitement ne produisent rien de juste. Je revendique le droit au chagrin, au désespoir, au désaccord parfait, pas à la violence. Ces rêves de destruction créatrice sont les pétitions de principe de philosophes en déficit de sensation. Je ne crois pas « à l’ivresse dans la sensation de vivre la fin des temps ». C’est ce snobisme (plus « Verdurin » que « cool, ») qui entraîne certains penseurs à appeler la révolution et l’insoumission jusqu’au jour où la révolution est là, sous leur volet. Que font-ils alors ? Ils les ferment.


https://www.lemonde.fr/festival/article/2019/07/27/sylvain-tesson-vivre-mieux-aujourd-hui-consiste-a-echapper-aux-developpements-du-progres_5493986_4415198.html


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MessageSujet: Re: SYLVAIN TESSON   SYLVAIN TESSON EmptyJeu 7 Nov - 15:01

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Prix Renaudot : la Terre étincelante de Sylvain Tesson


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Par André Daniel

L’écrivain-géographe aventureux Sylvain Tesson a remporté le Prix Renaudot 2019 pour "La Panthère des neiges" (Gallimard), récit réussi qui mêle critique d’une certaine modernité et éloge conjugué de la beauté, du sauvage, de la Terre et de la poésie.



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« Pour peu qu’on les cherchât, les zones d’ombres existaient encore. Il suffisait de pousser les bonnes portes conduisant aux bons escaliers de service ». L’invitation faite à Sylvain Tesson de pousser les portes du Tibet est partie d’un ami, Vincent Munier, intrépide photographe animalier, éveilleur d’images et d’idées.
L’invitation au voyage reposait sur un trésor, maigre pour les uns, immense pour les autres, que le hasard seul déciderait de déposer à ses pieds, sous ses yeux plus exactement. Cette oasis, butin pas moins miroitant qu’un mirage pour un assoiffé, c’était de voir passer « une ombre magique », la panthère des neiges. Dans le panthéon personnel de Tesson, ce presque rien qui est la nourriture du poète fait tout. Une quête se conquiert. De façon un rien épique, il a cherché un peu de grâce dans la graisse épaisse de l’époque. Le géographe aventurier a cheminé, gravi, gelé, l’écrivain a écouté la nature - qui aime à sa cacher -, douté, noté, persévéré (dans l’attente). Suspendu au suspense d’un ravissement, au frisson incertain de l’éternité qui éternuerait près de lui.



La soif de l'absolu


A l’instar du Saint Graal convoité naguère par chevaliers et aventuriers, le voyage fut initiatique. Tesson est assurément de ceux à qui Aragon s’adresse dans la Défense de l’infini : « Voyageurs, vous avec le goût de l’infini sans doute. Ou n’êtes-vous que les colporteurs de vos rêves. Des oreilles neuves, il vous faut sans cesse des oreilles neuves ». Rien de plus éloigné ici que le rêve cauchemardeux d’un homme nouveau. Reste que c’est une transformation qui est relatée dans ce récit fervent et fragmentaire, celle d’un homme qui tenait l’immobilité « pour une répétition générale de la mort » puis s’acquitte de son « ancienne indifférence par le double exercice de l’attention et de la patience ».
Cette conversion a une adresse, le Népal, et un nom, l’amour. Quel carburant ? La soif de l’absolu, le goût de l’inattendu, de l’inentendu, de l’invisible… La critique lucide d’une certaine modernité passe donc, d’abord, par son propre procès, une conversation intérieure.

« Le perpétuel jaillissement de nouveautés » de la ville diminue l’homme plus qu’il ne l’augmente juge le narrateur pour qui le paysage, lequel « ne se costume jamais » (Philippe Jaccottet), demeure son « école d’art ». Sans surprise, ce sont les paysages purs, ceux que l’homme se contentent de traverser, de passer, sans y poser ses mains, propres ou sales, que l’écrivain préfère peindre dans ses descriptions.



Avec cette langue admirablement claire, précise, acide, déterminée qui est la sienne.


A travers l’expérience précaire mais profonde de l’affût, « cette foi modeste » apparentée à une prière, une recherche d’humilité imprègne ces pages. Sur le banc des accusés, nous trouvons l’homme, toujours seul et sans excuses, mais muni désormais de sa calculatrice, et de ce manque de modestie, criant et criard, depuis qu’il se mire et s’admire dans le progrès. Quand il moque la prétention humaine, la moquerie elle-même est métaphorique : « Les bêtes sont des gardiens de square, l’homme y joue au cerceau en se croyant le roi ». Avec sévérité et néanmoins sagacité, il constate ailleurs : « L’une des traces du passage de l’homme sur la Terre aura été sa capacité à faire place nette. L’être humain avait résolu la question philosophique de la définition de sa nature propre : il était un nettoyeur ». Et si maintenir était une promesse d’avenir ?




Défense de la beauté


Les bêtes, « dieux déjà apparus », surveillent le monde, dominent notre désordre, « comme les gargouilles contrôlent la ville, en haut des beffrois. » Tandis que la modernité se fatigue, que la Terre meurt de nos méandres, les Yacks, eux, demeurent « purs, car stables », sortes de « vaisseaux du temps arrêté ». Possédant les qualités perdues par les hommes, les bêtes projetteraient ainsi notre « miroir inversé ». Si l’auteur descend dans le milieu sauvage, c’est pour en remonter le sacré.

Ce que l’auteur traque, y compris dans l’attente langoureuse d’un surgissement, c’est la beauté, fussent son débusquage difficile et son dévoilement douloureux. Ce voyage qui a des airs de périple est comme une invitation à retrouver le sentiment du beau, si cher à Hugo, si utile à une personne, si nécessaire à un pays. La défense de la beauté, cette grande absente des discours et des décisions, sonne comme une réponse, un rappel, une réplique et une résistance au laid.

Ainsi compare-t-il la Terre à un poème éclatant par endroits mais partout ou presque abîmé, brisé. Récemment encore, Sylvain Tesson marchait sur les pas du Prince des poètes, suivant les paradoxes d’Ulysse, parcourant L’Iliade et l’Odyssée, « journal du monde », « chants divins », « poèmes d’or ». Si le vœu d’Hölderlin n’a pas manqué en effet d’être piétiné par les tours et la turpitude humaines, il y a, chez ce voyageur amoureux, contagieux jusque dans l’amer, une tentation magnifique d’habiter le monde en poète. De faire de la poésie un abri dans ce monde défait. Une cabane ?
Après avoir élu domicile dans le « verbe en feu » d’Homère, l’apparition de la panthère des neiges fait renaître un foyer, le visage familier de sa mère défunte. « Elle arrivait comme la neige, silencieuse, et se retirait à pas de feutre, fondue dans la roche ». Des portes valent bien la peine d’être poussées dans notre palais détruit. « Le monde, résume Tesson entre espoir et terreur, était un coffre de bijoux. Les joyaux demeuraient rares, l’homme ayant fait main basse sur le trésor. Parfois, on tenait encore un brillant devant soi. Alors la Terre étincelait d’un éclat. Le cœur battait plus vite, l’esprit s’enrichissait d’une vision ».


https://www.marianne.net/culture/prix-renaudot-la-terre-etincelante-de-sylvain-tesson



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« Elle levait la tête, humait l’air. Elle portait l’héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d’or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre. Elle avait pris les crêtes, les névés, les ombres de la gorge et le cristal du ciel, l’automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d’armoise, le secret des orages et des nuées d’argent, l’or des steppes et le linceul des glaces, l’agonie des mouflons et le sang des chamois. Elle vivait sous la toison du monde. Elle était habillée de représentations. La panthère, esprit des neiges, s’était vêtue avec la terre .
Sa seule présence signifiait son « pouvoir ». Le monde constituant son trône, elle emplissait l’espace là où elle se tenait. Elle incarnait ce mystérieux concept du « corps du roi ». Un vrai souverain se contente d’être. Il s’épargne d’agir et se dispense d’apparaître. Son existence fonde son autorité. Le président d’une démocratie, lui, doit se montrer sans cesse, animateur du rond-point. »



Sylvain Tesson , La Panthère des Neiges
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