Willy Pasche, déclencheur du scandale du CE lyonnais de la SNCF
Par lorraine kihl - Mediapart.fr
En juin s’est tenu un procès sans précédent : huit syndicats de cheminots comparaissaient pour abus de confiance. Ils sont accusés d’avoir détourné une partie de l’argent du comité d’entreprise pour se financer. À l’origine de l’affaire, un cadre du CE de la SNCF à Lyon, Willy Pasche, qui se bat depuis neuf ans pour voir les syndicats condamnés et que l’on reconnaisse le harcèlement dont il dit avoir été victime.
« Tenez, vous avez vu ? Vous avez vu comme il mʼa regardé ? » Sur un quai de la gare Lyon Perrache, où vient dʼarriver le TGV de Paris, Willy Pasche, 59 ans, désigne un des trois agents de la SNCF qui le dépassent. « Jʼévite de traîner trop par ici maintenant... » Le pas preste, il emmène le visiteur dans un restaurant des environs de la gare où il avait ses habitudes. Pour revenir vers les bâtiments de la SNCF, il privilégie la fin de lʼaprès-midi, « à 16 heures, la plupart des cheminots sont partis ». Moins de risques de faire une rencontre malheureuse et dʼendurer moquerie ou regard menaçant. Et lorsquʼalors il fait visiter les lieux, cʼest le port fier et défiant.
En portant plainte contre son employeur en 2004, cet ancien cadre du comité dʼétablissement de la SNCF de Lyon sʼest fait beaucoup dʼennemis. En juin 2013, huit syndicats de la société de chemin de fer comparaissaient pour abus de confiance sur des faits de détournement de fonds.
Lʼargent du comité dʼentreprise aurait été détourné par les organisations pour assurer leur propre financement, et ce, selon les modalités dʼun accord secret signé en 1995, sous lʼégide de la CGT. En 18 ans, les sommes concernées pourraient se chiffrer en millions dʼeuros. Le jugement sera rendu en septembre.
Willy Pasche entame sa carrière à la SNCF comme professeur de gym dans l'un des centres de formation de lʼentreprise. Lorsquʼen 1986 on lui propose de rejoindre le comité dʼentreprise (CE) fraîchement créé, il est enthousiaste. « On organisait plein de choses pour les cheminots et leurs enfants : des journées au ski, des colonies de vacances. À lʼépoque, les syndicats essayaient vraiment de créer quelque chose pour améliorer la vie des travailleurs. » Structure indépendante, gérée par les syndicats et présidée par la SNCF, en plus de ses fonctions représentatives, le CE est chargée de développer des activités sociales pour les salariés. Il est financé par une subvention de la SNCF en fonction de la masse salariale.
Bibliothèques, cantine, salle de musculation, centres de loisirs, le CE est doté de moyens importants et se développe dans une franche émulation. Willy Pasche bachote pour passer les examens internes de la SNCF et devient cadre. Cʼest au début des années 2000 que les choses basculent. « Jʼai commencé à me rendre compte dʼirrégularités. On me demandait dʼembaucher des gens sortis de nulle part, jʼai trouvé des chèques qui imitaient ma signature, on me faisait commander du matériel pour les syndicats. »
Pendant ce temps, les comptes du CE plongent. Des emplois sont supprimés et les activités peu à peu déléguées à des associations ou des entreprises sous-traitantes.
Il commence à se plaindre de la gestion du syndicat aux manettes, la CGT. « Je suis allé voir la SNCF et tous les syndicats. Ils étaient bien gentils, nous soutenaient de loin, mais rien nʼa changé. »
Willy Pasche gère alors lʼensemble des activités sociales du CE. Un jour, il découvre que quelquʼun dʼautre occupe son poste. « On avait oublié de me prévenir... » Il est muté mais continue avec quelques collègues à dénoncer les malversations dont ils sont témoins.
En 2004, ne voyant pas la situation sʼaméliorer, il porte plainte avec une collègue pour abus de confiance. Pour Willy Pasche, la situation est compliquée et paradoxale. Il poursuit lʼun des rares soutiens dont un lanceur dʼalerte peut disposer : les syndicats. De nombreuses personnes sont entendues par la police et confirment leurs allégations (voir lʼarticle dʼOwni). En surfacturant des heures de formation, par exemple, ou en achetant directement du matériel pour le compte de leurs organisations, les huit syndicats auraient prélevé une partie du budget de fonctionnement du CE pour se financer.
La CGT, syndicat majoritaire, décidait chaque année de la somme allouée et chaque organisation recevait une part proportionnelle à sa représentativité salariale. Ainsi pour la seule année 2004, les deux tiers du budget de fonctionnement du CE auraient été détournés, soit 339 500 euros, la CGT se taillant la part du lion avec plus de 140 000 euros.
Alors que la situation financière du CE à la fin des années 1990 est saine, en 2012 il « a accumulé 900 000 euros de dettes et 900 000 euros de rappel de TVA », selon le mensuel Mag2Lyon, cité par Rue89 Lyon. En dix ans, une grande partie des activités a été cédée à des associations ou des entreprises sous-traitantes (« toutes proche de la CGT », relève Willy Pasche) et des dizaines dʼemplois ont été supprimés.
« Les responsables du CE voulaient se débarrasser de nous »
La procédure traîne. Pendant ce temps sa carrière dégringole. Le cadre perd ses responsabilités. Des rumeurs courent à son sujet : « On racontait des choses sur mon comportement avec les enfants. Cʼétait horrible. »
« Les responsables du CE voulaient se débarrasser de nous », témoigne son ancien collègue, Christian Plantin. Les deux hommes vont aux prudʼhommes, accusant la CGT de harcèlement. En 2005, Willy Pasche candidate au poste de directeur technique, sans succès. « Je voulais changer les choses mais ils ont préféré prendre quelquʼun encarté à la CGT. » Pour ses détracteurs, cʼest cet échec qui est à lʼorigine de son « acharnement ». Les plaignants sont mutés à des postes « coquilles vides » où ils nʼont rien à faire. « Ils mʼont dʼabord mis dans un bureau sans fenêtre, raconte Willy Pasche. Jʼai protesté alors ils ont fini par me déménager. On sʼest retrouvés dans un bureau trop petit pour deux, dont on nʼavait même pas la clef. »
Un jour, le ton monte entre les deux collègues et amis sur la suite à donner à leurs plaintes. « Willy voulait continuer les poursuites, raconte Christian Plantin. Jʼétais dʼaccord avec lui, au début et sur le fond de ce combat. Mais il a commencé à vouloir attaquer de tous les côtés, y compris la SNCF. » Les nerfs lâchent. La discussion dégénère en altercation. « On sʼest arrêtés avant de se mettre des claques... », commente, elliptique, Christian Plantin. Le lendemain, ils sont tous deux arrêtés par les médecins du travail. Lʼamitié est consommée. Depuis, les deux hommes nʼont plus de contact.
Ainsi le cadre désœuvré va-t-il peu à peu perdre amitiés et soutiens. « Presque tous ceux qui ont été entendus par la police au début de la procédure ont vu leur emploi au CE supprimé et ont été mutés », affirme Willy Pasche. Quelques employés continuent à lui témoigner de la sympathie, voire lʼappellent lorsquʼils sont en difficulté ou pour lui rapporter de nouvelles malversations. Il a trouvé aussi des soutiens inattendus dʼhommes qui ont partagé un sort similaire, comme Philippe Chabin en conflit avec le CE clientèle de SNCF Paris ou Jean-Luc Touly, qui a co-écrit le livre LʼArgent noir des syndicats (voir notre portrait).
Depuis cinq ans, Willy Pasche cumule les arrêts maladie, que son employeur commence à lui contester. Après sʼêtre battu en vain contre sa réintégration forcée à la SNCF, il affirme que lʼentreprise ne lui fait aucune proposition dʼemploi sérieuse. Un litige avec le CE pour harcèlement est toujours en cours. La dernière fois quʼil a tenté de reprendre le travail, il a fait un malaise cardiaque. « Jʼétais convoqué à un bureau de la SNCF. En fait, jʼai passé la journée à attendre sur une chaise. Pendant ce temps, les syndicalistes passaient devant moi en se gaussant. Le lendemain, jʼai fini à lʼhôpital. »
Sans travail, les journées sont longues. Il sʼentretient, sʼest occupé un temps dʼun club de football de juniors, va voir les entraînements des joueuses de lʼOlympique lyonnais, quʼil préfère à lʼéquipe masculine – « moins de gros sous et de simulation ». Mais la majeure partie de son temps, il sʼoccupe de son dossier, écrit à la SNCF. « Je tourne un peu en rond », admet-il. « Il ne pense quʼà cela, raconte sa femme. Il mʼest arrivé dʼespérer quʼil arrête, mais cʼest son combat. Il a besoin dʼaller jusquʼau bout. »
Il sollicite la presse, beaucoup ; les élus, quelle que soit leur couleur politique. Devant un café, dans un appartement impersonnel sur les hauteurs de Lyon, il peut parler pendant des heures de son histoire. De façon un peu anarchique à la manière de quelquʼun qui a repensé chaque scène, chaque lien, chaque injustice des centaines de fois et perd le fil. Les dates se confondent, les procédures aussi. Il raconte ses accidents du travail, lʼangoisse de retourner à la SNCF. « Vous nʼavez pas à me croire sur parole. Je vous enverrai les documents. » Et les .PDF affluent dans des dizaines de mails : procès-verbaux, attestations de médecins du travail, courriers de la SNCF... Les neuf dernières années de sa vie sont contenues dans des piles de documents entassés entre le petit canapé clic-clac du bureau et lʼétagère. Une boîte de psychotropes traîne opportunément sur le meuble.
Son « bougisme » agace. Et certains – y compris dʼanciens proches – ont lʼimpression quʼil réécrit lʼhistoire à son avantage. « Sans la presse, lʼaffaire ne serait probablement jamais sortie », se défend lʼintéressé.
L'étonnant silence de la SNCF
Au terme de neuf ans de procédure, le procès se déroule les 27 et 28 juin 2013. Dès le premier jour, des dizaines de militants CGT se réunissent devant le tribunal pour une démonstration de force, comme le raconte Lyon Capital qui a couvert le procès. Lorsquʼils entrent dans la salle dʼaudience, ils occupent la majorité des places. « Cʼétait une meute ! » se rappelle Willy Pasche, qui essuie ricanements et moqueries. Ses rares soutiens sont éparpillés dans lʼassemblée cégétiste. Quant à sa coplaignante, elle nʼassiste pas au procès.
Pour le procureur, « lʼaccord secret est un véritable droit de tirage, sous couvert dʼune facturation de façade pour prétexter dʼun lien avec les activités du CER. Tout simplement parce que les activités syndicales ne peuvent être couvertes par les seules cotisations. » Le CE est subventionné directement par la SNCF. Aussi le silence de la société de chemins de fer, qui ne sʼest pas portée partie civile, a-t-il pu être interprété dans la presse comme particulièrement suspect. Lʼentreprise achèterait la paix sociale en finançant indirectement les syndicats.
Malgré les sommes qui auraient été détournées, le procureur ne réclame que des amendes : 80 000 euros pour la CGT, 30 000 euros pour lʼUnsa, Sud-Rail et la CFTC, 15 000 euros pour la CFDT et FO (les autres formations ont depuis été dissoutes). Pour leurs avocats, le parquet fait le procès du syndicalisme, le budget de fonctionnement du CE servant de toute façon indirectement à financer les syndicats.
« Vous auriez dû les entendre à lʼaudience. Cʼétait beau, vraiment ! La défense des travailleurs, les valeurs morales ! Seulement, quand ils deviennent les patrons ils se comportent tout à fait autrement », sʼénerve lʼancien professeur de sport. Pour lui, les méthodes de management sont une trahison du syndicalisme. « Et le couplet sur la situation financière du CE et des syndicats... À la fin, jʼavais envie de leur donner de lʼargent.
À 59 ans, avec son statut de cheminot, Willy Pasche pourrait prendre sa retraite. Ce qui arrangerait tout le monde. Mais il veut partir sur une victoire : voir les syndicats condamnés en septembre, être remboursé des salaires impayés et avoir un geste de dédommagement de la SNCF. « Le problème de Willy Pasche, cʼest son empressement à viser le porte-monnaie, tacle un syndicaliste qui lʼa côtoyé. Il sʼest porté partie civile au procès des syndicats. Il aurait pu sʼen tenir à lʼeuro symbolique, mais non, il demande 40 000 euros, alors quʼil gagne bien sa vie et que le CE est ruiné. » Attrait de lʼargent pour les uns, juste compensation pour lʼautre. Les motivations de lʼancien professeur de sport sont une question dʼinterprétation : affaire dʼhonneur ou orgueil mal placé, rigueur morale ou besoin de vengeance.
Sortir de ces conflits la tête haute et reconnu dans son bon droit serait aussi un moyen de protéger sa famille, affirme Willy Pasche : « Ma femme travaille au CE, mon fils aîné à la SNCF. Il est sourd. En dix ans il nʼa jamais été promu et on le change régulièrement de poste. Cʼest très déstabilisant pour lui. Je ne sais pas si cʼest lié à moi. »
Même si lʼissue de ses conflits lui est heureuse, il ne se fait plus dʼillusions quant à la perception de son combat : « les syndicats sont les gentils, ils défendent les travailleurs, offrent des cadeaux à Noël... Alors, même lorsquʼils se comportent comme les pires des patrons, pour les gens, cʼest la même chose : jʼai attaqué le Père Noël. »
URL source: http://www.mediapart.fr/journal/economie/230813/willy-pasche-declencheur-du-scandale-du- ce-lyonnais-de-la-sncf