Les couacs de Live Nation, l’imprésario des rock starsLe premier organisateur de concerts au monde a raflé les vedettes à coups de millions de dollars. Mais il cumule les pertes. Trois petites chansons et puis s’en vont. C’est tout ce à quoi les fans des rockers de Kings of Leon auront eu droit l’été dernier, à Saint Louis dans le Missouri. Les quatre musiciens ont été contraints de s’arrêter en plein concert, pris pour cibles par des pigeons pas franchement mélomanes, qui se sont soulagés sans vergogne sur la scène. «Au troisième morceau, quand Jared a été touché à la joue, ils n’ont pas pu le supporter plus longtemps», expliquait leur manager à la sortie. Un incident qui a bien fait rire les internautes du monde entier. Beaucoup moins le propriétaire de la salle et organisateur de l’événement, la multinationale américaine Live Nation, contrainte de rembourser les billets.
Une année de m… de plus pour le champion de la musique live. Depuis son introduction à la Bourse de New York en 2005, le premier organisateur de concerts au monde n’a pas dégagé de profits. Live Nation vend deux fois plus de billets que son premier concurrent direct, AEG, et autant que ses six plus gros challengers réunis, mais aucun dividende n’a jamais été versé aux actionnaires. Pire, l’an dernier, la firme de Beverly Hills a tout simplement perdu la bagatelle de 228 millions de dollars.
Même lorsqu’on produit 2 300 artistes, que l’on compte dans son écurie Madonna, U2 ou Jay-Z et que l’on génère 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires, le coup est rude. L’explication ? Sollicité par Capital, le groupe n’a pas souhaité s’exprimer. «Quand on prend des vautres pareilles, normalement, on arrête. Mais là, la stratégie est d’occuper le terrain. Comme il y a de l’argent, on continue», commente Boris Colin, le directeur du Grand Mix, une salle de concerts lilloise, qui a milité pour l’arrêt des subventions publiques versées par la région Nord-Pas-de-Calais au Main Square Festival d’Arras, repris par Live Nation en 2008.
A l’origine, cette énorme machine est née d’une scission. En 2005, le groupe Clear Channel, le concurrent de notre JCDecaux national, s’est séparé de sa branche événementielle pour se consacrer à son cœur de métier, l’affichage publicitaire, plus rentable. D’ores et déjà numéro 1 sur le marché de la musique live aux Etats-Unis, le nouveau-né, Live Nation donc, s’est alors lancé dans une série boulimique de rachats de salles de spectacle, comme le Wembley Arena à Londres, le Heineken Music Hall à Amsterdam, ou encore du premier site de billetterie en ligne américain, Ticketmaster, passé entre ses mains début 2010. Aujourd’hui, avec plus de 20 000 concerts organisés chaque année dans 40 pays, Live Nation est l’entreprise de tous les superlatifs. Elle aligne le plus grand nombre de dates, les plus grands artistes, le plus de spectateurs… et la plus grosse ardoise du monde du spectacle. Pas moins de 1,7 milliard de dollars de dettes fin 2010.
Premier problème, le promoteur s’est montré trop généreux avec ses artistes. Alors que l’économie du disque ne sait plus quoi faire pour sortir de la crise où l’a précipité le téléchargement illégal, le spectacle live était soudain devenu le nouvel eldorado de la musique. Pour ferrer les plus grosses locomotives, Live Nation n’a pas fait dans la demi-mesure. Avec sa filiale Artist Nation, il propose carrément aux stars des contrats de dix ans pour plusieurs dizaines de millions de dollars. Madonna a ainsi signé pour 120 millions de dollars jusqu’en 2018. Mais cette gestion grand seigneur est devenue intenable. «Ils ont promis trop d’argent aux artistes, ont voulu faire trop de spectacles, avec des prix trop élevés», assure Douglas Arthur, analyste chez Evercore.
La sentence ne s’est pas fait attendre. Au menu de 2010, salles à moitié vides et concerts annulés. Rihanna a reporté six dates, Limp Bizkit annulé vingt concerts. Quant à Christina Aguilera, elle a carrément renoncé à sa tournée 2010. Les places à 120 dollars avaient coupé l’ardeur des fans. «On a cru que le live était la poule aux œufs d’or et on a trop tiré sur la ficelle», résume l’économiste du Conservatoire des arts et métiers François Moreau, spécialiste de la musique.
Or, avec des salles peu remplies, c’est tout le business-model de Live Nation qui s’écroule. Si les deux tiers des revenus proviennent de la billetterie, les marges y sont quasiment nulles. «Pour faire venir certains artistes, Live Nation leur reverse jusqu’à 100% du prix du billet. Parfois plus, comme avec Jimmy Buffett, dont ils savent que le public consommera beaucoup de bière», explique Gary Bongiovanni, rédacteur en chef du magazine spécialisé «Pollstar». C’est en fait sur la vente de boissons, de tee-shirts et avec les sponsors que l’organisateur fait son beurre. En théorie, car, avec une fréquentation en baisse de 10% l’an dernier, l’équation s’inverse.
Alors, pour sauver les meubles, le géant américain solde les places restantes à la dernière minute. En juin 2010, à la veille de la saison estivale, 8 millions de places étaient en promotion sur le site. Puis il a eu recours aux ventes flash : des billets à 10 dollars pendant vingt-quatre heures pour aller voir Depeche Mode, Santana ou Maroon 5. Encore récemment, pour tenter de remplir un Stade de France qui s’annonçait désespérément clairsemé, le 30 juin, pour le concert de Prince, 5 000 billets furent proposés à deux reprises à 35 euros au lieu de 50 à 110 euros. Au risque d’exaspérer les fans de la première heure, qui avaient payé plein pot. Et au grand dam d’autres acteurs du secteur, qui craignent que les amateurs de musique ne prennent la mauvaise habitude d’attendre les soldes. «Quand on se trompe de salle ou de prix d’entrée, il faut assumer. Je suis un peu vieux jeu peut-être, mais je refuse de vendre des places de concert comme des billets d’avion», peste Christophe Davy, directeur de Radical Production et programmateur de festivals comme le Printemps de Bourges.
Live Nation ne l’entend pas de cette oreille et compte bien redresser la pente en s’adonnant justement aux joies du «dynamic pricing», des prix variant en fonction de l’offre et de la demande. Il s’agit de vendre ni trop cher – pour ne pas risquer la salle vide – ni trop bon marché – pour ne pas favoriser le marché noir de la revente. Dans cette logique, Live Nation vient de créer GrouponLive, en association avec le fameux site spécialisé dans les achats groupés et bons de réduction. «Ils disent avoir retenu la leçon, mais ce genre d’initiatives est dangereux pour le business à long terme», s’inquiète Gary Bongiovanni. A prendre les fans pour des pigeons, on risque de s’en prendre plein la figure.
Sébastien Dumoulin
http://www.capital.fr/enquetes/derapages/les-couacs-de-live-nation-l-impresario-des-rock-stars-624448/%28offset%29/2