«Roses» fauchées par l’administrationCercle vicieux de la production cinématographique: l'excellent film d'Amos Gitai ne sortira pas sur les écrans français.
C’est le plus beau film attendu en cette fin d’année. Mais vous ne le verrez pas. Le Centre national du cinéma vient de bloquer sa sortie. Roses à crédit d’Amos Gitai est une réinvention du grand livre d’Elsa Triolet, palpitant de l’omniprésence carrément bouleversante de Léa Seydoux en jeune femme saisie du délire de consommer. Film bizarre, bariolé fifties et violemment contemporain, traversé de la présence d’acteurs au mieux de leur forme: Grégoire Leprince-Ringuet, Valeria Bruni Tedeschi, Arielle Dombasle, André Wilms, Catherine Jacob, Pierre Arditi, Ariane Ascaride, Florence Thomassin… Pas un défilé de vedettes pour l’affiche, mais une sorte de carnaval assumé, nécessaire. Histoire de désirs et de consommation filmé comme un Minnelli cubiste, question sérieuse du surendettement traité par assemblages chromatiques et montage elliptique, comédie aux bords coupants, affaire de mort et de survie, au prix de rêves qui ne s’accordent ni entre eux, ni au monde. Enfin, c’était vraiment bien quoi, on aiguisait son clavier pour en parler comme il se doit, le 15 décembre, date annoncée de la sortie en salles. Promotion, affiches et projections de presse allaient bon train.
Mais non. Non, et même re-non. Pas de sortie pour les Roses.
Que s'est-il passé?
Il s’est passé le deuxième rebondissement majeur, cette même année, d’un problème qu’il va bien falloir traiter autrement qu’en marmonnant le texte de la réglementation. Il s’est passé qu’Amos Gitai, ayant réalisé il y a deux ans pour France Télévision un téléfilm, Plus tard tu comprendras, qui eut l’heur de plaire aux dirigeants de la chaîne comme au public, convint avec ces mêmes dirigeants de chaine, France 2 en l’occurrence, de réaliser l’adaptation du roman fondateur du cycle de l'Age de nylon (Roses à crédit, Luna-Park et l'Âme). Entre eux, le projet était clair: ce serait un film de cinéma, destiné à sortir d’abord en salles, mais financé par la chaîne. Mais voilà: on ne peut pas! C’est interdit, même si tous les interlocuteurs sont d’accord. Il existe même au CNC une commission, la Commission d’agrément, dont la raison d’être est de vérifier que les films sont produits conformément aux règles pour vivre ensuite leur vie de film, qui commence dans les salles. Assez logiquement vu qu’elle est là pour ça, cette commission a dit «niet», et l’a redit en appel au milieu de la semaine dernière.
Ça vous rappelle quelque chose? C’est ça: le pataquès au printemps dernier autour de Carlos d’Olivier Assayas à Cannes. Sélectionné en compétition, il avait été dé-sélectionné à la dernière minute pour ne pas contrevenir à la réglementaire séparation entre production cinéma et production. A l’époque, il ne s’agissait pas d’appliquer une réglementation (à laquelle le Festival de Cannes n’est pas assujetti) mais de respecter le dogme sur lequel est construit cette réglementation, dogme jalousement entretenu par les porte-parole de la profession qui siègent au conseil d’administration du Festival. Carlos, œuvre de cinéma à part entière, comme le film de Gitai, avait été lui aussi entièrement financé par une chaîne, Canal+ en l’occurrence.
Les chaînes de télé et les artistes d’un côté, l’administration de l’autre? C’est un peu plus compliqué. Et les «affaires» Carlos et Roses à crédit mettent en lumière, à leur corps défendant, l’état de l’organisation du secteur culturel, notamment du cinéma, par la puissance publique, en quoi elles sont intéressantes aussi au-delà des cas particuliers qu’elles affectent.
Reprenons dans l’ordre.
1) A l’origine, il y eut d’abord un réjouissant big bang: quand l’Etat décida (en France et pas ailleurs, en une époque qui paraît bien lointaine) de faire payer, et payer beaucoup, le financement du cinéma par ces télés qui ne cessaient de lui tailler des croupières.
2) La mise en place des dispositifs traduisant cette volonté exigeait de tracer une ligne claire entre produits télé et films de cinéma, sinon les chaînes auraient détourné les mécanismes pour produire leurs téléfilms et on en serait, au mieux, dans une situation à la britannique (qui veut ça? Personne, et surtout pas les Britanniques). Les chaînes de télévision créèrent des filiales destinées à investir dans la production de films de cinéma, définis par les critères ad hoc du CNC. La commission d’agrément reçut mission de veiller au grain, plus particulièrement de surveiller la frontière entre films et téléfilms.
3) Le temps passa, la fin des années 1980, les années 1990…, tout ça fonctionna plutôt bien, avec des accrocs forcément, mais ça marchait.
4) Sauf que, inévitablement, à force de devoir payer, les télévisions se dirent que tant qu’à faire de devoir financer et diffuser des films, autant que ces films ressemblent le plus possible à ce qu’elles ont envie de montrer: du programme audiovisuel de prime-time. Bien sûr, personne ne s’est vraiment dit ça, ça se fait tout seul comme une rivière creuse son lit, c’est la logique même.
5) On se retrouve donc aujourd’hui avec une production pléthorique (le nombre de films français a doublé entre temps), largement constituée de faux films, c’est-à-dire de vrais téléfilms tout à fait fabriqués dans les règles édictés pour le cinéma et homologués comme tels. Et du coup, les filiales cinéma des chaînes, assurées de pouvoir remplir leurs obligations avec de tels produits, évitent de leur mieux de mettre leurs billes dans des projets audacieux, innovants, pas assurés de faire de l’audimat.
6) Les réalisateurs qui portent de tels projets s’en vont chercher ailleurs que dans ces filiales qui leur font si médiocre accueil. Ils rencontrent notamment des gens contre lesquels s’est construite cette réglementation: les chaînes de télé! Pas les filiales cinéma qui font leurs petites affaires dans le cadre de la réglementation du CNC, les «vraies chaînes». Des endroits où on est riche et puissant mais, que voulez-vous l’être humain est pusillanime, où on se sent un peu méprisé côté valorisation culturelle. A nous les vrais artistes! Voilà les chaînes qui produisent des projets qui jamais n’auraient trouvé grâce aux yeux de leurs propres filiales cinéma.
7) Mais les professionnels du cinéma, qui tiennent à ce que la manne obligatoire des chaînes ne se dilue pas disent halte-là! Produire et distribuer du téléfilm déguisé en film de cinéma leur va très bien, laisser de véritables œuvres de cinéma produites selon d’autres procédés? Pas de ça Lisette!
Alors on fait quoi?
On met les beaux films à la poubelle et on laisse toute la place aux Petits mouchoirs, Mon pote et A bout portant? Pour l’instant, c’est ce qui se passe. Deux autres options, pas du tout exclusive l’une de l’autre.
1) Un film existe, il faut qu’il vive. La règle dit non? En d’autres temps, un ministre de la Culture aurait dit: la règle, c’est la règle et ceux qui doivent la faire respecter ont fait leur travail, mais dans les arts, il n’y a pas que la règle, il faut de l’exception, on en fait une parce que la logique de l’œuvre doit primer la logique de la réglementation. J’ordonne la sortie de Roses à crédit. André Malraux l’aurait fait, Michel Guy l’aurait fait, Jack Lang l’aurait fait. Ça n’a plus l’air d’être d’actualité. Cela serait d’autant plus possible que l’avis de la commission est consultatif. Mais il faudrait un peu de courage politique et de soucis des œuvres pour aller contre les poids lourds de l’industrie qui y siègent.
2) Clairement, il y a un problème de dévoiement de la vocation donnée par la puissance publique à l’ancienne réglementation. Il ne faut pas la supprimer –les raisons qui ont causé sa création demeurent– mais la modifier, pour y faire entre des critères artistiques et pas seulement de procédures de financement.
C’est compliqué? Hé oui c’est compliqué! La culture, c’est compliqué. La politique culturelle, c’est très compliqué. Et notamment parce que ça ne peut pas se résumer entièrement à des chiffrages et à des cadrages. A un moment, il faut que quelqu’un (plutôt quelques-uns) regardent les films. Il faut un avis, un jugement. Cet avis sera discutable, imparfait? Evidemment. C’est pourquoi il faudra changer régulièrement ceux qui donnent leur avis. On l’a fait, on pourrait le faire encore. Il y faut une volonté d’action que, comment dire, on ne sent pas se manifester avec un grand éclat.
Parce que ce qui vient d’arriver à Roses à crédit est une violence inadmissible contre une œuvre, mais c’est aussi un symptôme. Le symptôme que tout système porte en lui ses dérives et ses blocages, et qu’à un moment, ceux-là mêmes qui devaient en être les bénéficiaires en deviennent les victimes. Ce moment est arrivé.
Jean-Michel Frodon
http://www.slate.fr/story/31245/roses-film-interdit