Charlie Haden et ses dames galantesLe compositeur et contrebassiste Charlie Haden,
73 ans, publie un album de ballades américaines,
sous le titre de Sophisticated Ladies.
Ces femmes sophistiquées sont six princesses de la voix :
Cassandra Wilson, Diana Krall, Melody Gardot, Norah Jones,
Renée Fleming et Ruth Cameron.
Soit trois chanteuses mondialement connues (Krall, Jones et Gardot),
une cantatrice classique d'égale réputation (Fleming),
une chanteuse de jazz (Wilson) et la coproductrice et épouse de Charlie Haden,
excellente interprète du répertoire américain (Cameron).
Autant dire six beautés, un pari impossible (contrats, dates, lieux, etc.).
Et pour finir, une réussite due à leur élan pour la musique
et la personnalité du contrebassiste.
Qui n'hésite pas à dire :
"Il peut leur arriver de chanter mieux qu'elles ne le font pour elles-mêmes, man..."
Charlie Haden, rencontré au Ritz, ponctue ses phrases d'un "man"
qui le ferait reconnaître entre mille.
En 1960, quand Ornette Coleman enregistre Free Jazz,
la révolution esthétique tourne à l'émeute.
Charlie Haden, alors 23 ans, est l'un des deux contrebassistes de ce disque,
avec Scott LaFaro qui se tuera en voiture un an plus tard.
"C'est vrai, man, on m'a découvert avec Ornette.
Mais à Los Angeles, man, j'étais déjà très actif avec des musiciens
comme Dexter Gordon, Hampton Hawes, Hank Jones...
En juillet dernier, nous avons rejoué, avec Ornette.
C'était fantastique, man,
Ornette est tellement exceptionnel, il a tant de musique en lui.
Sans compter sa curiosité et sa fraîcheur. Un matin de concert, à New York,
nous nous promenions dans Chinatown.
Sur le trottoir, on voit un orchestre aux instruments inconnus.
Ornette reste en arrêt. Le soir, quand je suis entré en scène, man,
c'était dingue, les Chinois étaient déjà là pour jouer avec nous."
Commencer par Ornette et se faire reconnaître
avec un élégant autant que profond Sophisticated Ladies,
c'est un peu comme si l'auteur de Guernica revenait,
sur la fin, à la période bleue. Pas si simple, commente Haden :
"Je joue ce répertoire américain pour rappeler
à quel point une musique peut être splendide,
pour honorer à leur juste place ces chanteuses qui ont tant de style,
tant de personnalité et tant de maturité,
même en pleine jeunesse, comme Melody Gardot ou Norah Jones.
Je voulais jouer leurs chansons.
Mais elles, elles tenaient à jouer les standards pour moi."La musique est un rappel ? Une leçon ?
"Bien sûr, man, un beau thème doit être porté au plus haut.
Les musiciens ont ce devoir.
Surtout dans ce temps de déshumanisation de la musique.
Surtout dans mon pays où l'on gave les enfants de musiques horribles.
Les chanteuses savent cela.
Ma mère m'endormait toujours en chansons.
Et comme elle avait une émission à la radio,
quand j'avais 22 mois, dans ses bras, tandis qu'elle chantait dans le micro,
je bourdonnais les notes de basse, man. La ligne de basse, man, à 22 mois."
Contrebassiste de référence ?
"Les six chanteuses connaissaient mon travail et voulaient,
parfois depuis longtemps, comme Diana Krall, jouer avec moi.
Norah Jones est venue me saluer après un concert.
Elle était avec son fiancé, contrebassiste ; lui aussi voulait me rencontrer.
Et dans une cérémonie des Grammy Awards, j'étais derrière Renée Fleming,
dont j'admire l'art, en répertoire classique, depuis toujours.
" La dame connaissait son oeuvre, échange d'amabilités, affaire conclue :
"Renée chante A Love Like This, la mélodie de Pour qui sonne le glas,
avec Gary Cooper et Ingrid Bergman."
Au fait, le cinéma ?
"Depuis que Bertolucci m'a appelé pour participer à la musique de Gato Barbieri
pour Le Dernier Tango à Paris, il m'est arrivé de jouer pour le cinéma.
J'aurais préféré être réalisateur.
Cassandra Wilson reprend My Love and I du film Apache (1954).
Je l'ai joué avec Coleman Hawkins."
Charlie Haden confirme qu'attraper, à Los Angeles ou à New York,
des chanteuses à l'emploi du temps si chargé n'a pas été une mince affaire.
"Ruth Cameron, qui a eu l'idée,
il y a vingt-cinq ans, du Quartet West, m'a beaucoup aidé."
Dans l'album, Ruth Cameron interprète Let's Call It a Day,
de la façon la plus simple, la plus minimale, la plus émouvante.
Le meneur du Liberation Music Orchestra (free politique),
passé par toutes les couleurs - brésiliennes (Egberto Gismonti),
gitanes (Christian Escoudé), cubaines (Gonzalo Rubalcaba)
- avec retour à la country, sa base, n'en démord pas :
l'art n'est pas une distraction, l'art est une éthique.
Une éthique et une histoire :
"Diana Krall a tenu à chanter Goodbye,
or nous venions de l'enregistrer avec Keith Jarrett.
Melody Gardot a refusé de faire une de ses chansons que j'adore.
Elle a pris If I'm Lucky, peu chantée sinon par Johnny Hartman.
Et pour moi, une émotion spéciale :
je la tiens de Paul Bley, le pianiste avec qui j'ai fait mon premier disque,
Soul Meditation..."
Depuis quatre jours, If I'm Lucky est sur toutes les lèvres et sur toutes les radios.
Sur le disque, deux pièces purement instrumentales
rendent pleine justice au Quartet West (Ernie Watts, ténor sax,
Alan Broadbent, piano, Rodney Green, batterie).
Charlie Haden s'estime chanceux :
"Lucky, man. Chaque jour est une révolution.
L'éthique, c'est l'esthétique de l'avenir."
Sophisticated Ladies,
du Charlie Haden Quartet West.
1 CD Universal Jazz Music.Francis Marmande
JOURNAL LE MONDE 28 10 2010
le site off de Charlie Haden :
http://www.charliehadenmusic.com/