Au Louvre, "Routes d'Arabie" dévoile le passé archéologique de l'Arabie saoudite. Et montre enfin ce qu'il y avait avant l'islam. Un tabou vient de sauter.
Le site archéologique de Madâ'in Sâlih, le premier d'Arabie Saoudite à etre inscrit à l'Unesco sur la liste du patrimoine mondial.
Il faut imaginer un panettone géant. Oui, un panettone, cette délicieuse brioche italienne en forme de dôme, brune et dorée. Un panettone géant, de 30 mètres de hauteur, en pierre, posé dans l'immensité d'un désert (photo ci dessous). Il faut imaginer, sculptée dans ce panettone, une façade somptueuse de plusieurs étages, avec pilastres, chapiteaux, corniches, et motifs en escalier qui semblent mener vers le ciel. Et, dans cette façade, coiffée d'un fronton triangulaire où un aigle est perché, une porte obscure.
On s'approche. Le soleil chaud joue sur la pierre couleur de miel, c'est magnifique, on en mangerait. On escalade les roches, on atteint la porte, on en passe le seuil et on découvre, à l'intérieur, des murs nus percés de niches horizontales, aux dimensions d'un homme adulte ou d'un enfant. Ce panettone géant est un tombeau. L'un des cent tombeaux monumentaux creusés dans les falaises de Madâ'in Sâlih, l'ancienne Hégra, la merveille cachée de l'Arabie saoudite. Une cité puissante, petite soeur de la jordanienne Pétra, qui s'étendait sur plus de 1 500 hectares au pied des contreforts orientaux du Hedjaz, à 400 kilomètres de Médine. Bâtie au milieu du désert par ce peuple encore mystérieux qu'on appelait les Nabatéens -"les plus riches des tribus arabes", selon l'historien grec Diodore de Sicile - pour être un relais stratégique sur la route des épices. Il y a deux mille ans, d'innombrables caravanes composées de centaines de dromadaires chargées de myrrhe, d'encens, de poudre d'or ou de carapaces de tortue venues de l'"Arabie Heureuse" (l'actuel Yémen), mais aussi de la Corne de l'Afrique ou de l'Inde, s'arrêtaient donc ici pour faire étape. On ferme les yeux. On imagine les places, les rues animées, le génial système d'irrigation, dont il reste une centaine de puits. On s'enfonce dans le site, on franchit un étroit défilé entre deux hautes falaises pour découvrir une salle creusée dans la pierre, le diwan, où prenaient place les confréries religieuses, bien avant l'islam, pour de réjouissants banquets. C'est si beau, si minéral, si paisible, si graphique. Et dire que si peu de gens connaissent son existence...
L'un de ses tombeaux, le plus spectaculaire, se détache isolé dans le désert.
Sorties de territoire
"Routes d'Arabie", l'exposition que présente le Louvre à partir du 14 juillet, pourrait bien changer la donne. Et donner envie aux visiteurs de mettre le cap, à leur tour, vers Madâ'in Sâlih. Avant nous, les derniers touristes, en février 2007, ont été assassinés par balles en rentrant de la visite. Mais les temps changent. Même au royaume d'Arabie. Un royaume qui a longtemps refusé d'accorder la moindre reconnaissance à son passé antique, l'histoire d'avant l'islam étant assimilé à de la non-histoire. Le royaume saoudien s'est fondé idéologiquement sur une alliance entre le prince Mohammed ibn Séoud et le prédicateur Abd al-Wahhab, le père du wahhabisme, doctrine dont l'ambition est de ramener l'islam à sa pureté originelle ("Le guerrier cherchait une doctrine ; le prédicateur cherchait une épée", rappelle l'historien Jacques Benoist-Méchin), alors comment regarder avec bienveillance les vestiges de peuples polythéistes ? Mahomet n'a t-il pas détruit les idoles afin d'établir le culte du seul vrai dieu, Allah ? Impensable, dès lors, d'accorder officiellement quelque valeur à ces émouvantes stèles anthropomorphes âgées de quatre mille ans. Elles ne sont même jamais sorties du territoire saoudien. Le public va pourtant pouvoir les contempler au Louvre.
Une première. Et un signe très fort que les mentalités sont en train d'évoluer en Arabie saoudite. Car l'exposition n'est pas que le fait du Louvre : elle est montée en collaboration avec les autorités saoudiennes. Et au plus haut niveau. En 2005, Jacques Chirac signait avec le prince Abdallah, futur roi, un accord de partenariat culturel prévoyant deux expositions réciproques à Paris et Riyad. En 2006, la capitale saoudienne accueillit la première exposition étrangère de son histoire autour d'une collection d'art islamique prêtée par le Louvre.
Madâ'in Sâlih, cité nabatéenne, est la petite soeur de Pétra, en Jordanie.
Routes de l'encens
"Routes d'Arabie", qui accueille à Paris des antiquités saoudiennes, est en quelque sorte le match retour : beaucoup plus attendu, car beaucoup plus lourd d'enjeux. Pour la première fois, les autorités saoudiennes veulent montrer que non seulement l'Arabie a eu un passé avant l'islam, mais que ce passé est digne d'admiration. Qu'elle abrita de puissants royaumes, qui commercèrent avec les plus grands empires du temps (de la Mésopotamie au monde méditerranéen) et fut la plaque tournante d'échanges dont on a peu idée aujourd'hui. Sait-on que les routes de pèlerinage qui convergent vers les lieux saints de l'islam n'ont fait que reprendre le tracé des routes de l'encens ? Il s'agissait, il faut le rappeler, du commerce le plus lucratif de l'époque. Rien que pour transporter la myrrhe et l'encens du Yémen à l'actuelle Gaza, il fallait plus de quatre-vingts jours de trajet et s'acquitter de taxes exorbitantes à chaque halte ("688 deniers par dromadaire avant d'atteindre les côtes méditerranéennes", rapporte Pline). Les aromates s'embarquaient ensuite pour Athènes ou Rome, où ils atteignaient des prix à la mesure des effets euphorisants qu'ils étaient censés procurer.
Un commerce à forte valeur économique, donc, mais aussi culturelle puisque les idées et les modes nouvelles circulaient avec lui. Les trois cents objets sélectionnés pour l'exposition, rythmée par l'évocation photographique des somptueux paysages de la région, révèlent ainsi une Arabie inconnue ouverte à toutes les influences. Comme ces majestueux colosses du royaume de Lihyan, au style égyptien, ou cette stèle frappée de l'étoile d'Ishtar qui nous rappelle que le dernier roi de Babylone, Nabonide, vécut pendant dix ans en Arabie. Bref, l'Arabie préislamique était à la pointe de l'ouverture au monde.
Cette cité se trouve au milieu du désert, à 400 kilomètres de la ville sainte de Médine, un emplacement jadis stratégique sur la route des épices
Entre religion officielle et politique
Peut-elle le redevenir ? Président de la commission des Antiquités saoudiennes, le prince sultan Bin Salman, royal dans son dishdash blanc (mais qui porte aussi très bien la combinaison puisqu'il fut cosmonaute), est très clair sur ce point. Il adore l'art et le Louvre, considère que "voir Monna Lisa vous nourrit l'âme pendant deux semaines" et pense qu'une exposition comme celle-ci peut changer la façon dont son pays est perçu. "Notre culture et notre religion ont été kidnappées par des extrémistes qui n'ont rien à voir avec notre morale", dit-il. Comprenez : arrêtez de nous prendre pour des complices d'Al-Qaeda. "Nous sommes assis sur des puits de pétrole, mais aussi sur des puits de civilisation", ajoute-t-il. Comprenez : cessez de nous assimiler à de richissimes incultes.
Mécène de l'exposition avec la Fondation Total (lire notre interview), le très oxonien Abdullah bin Zagr, directeur d'Al-Rubaiyat, une entreprise saoudienne qui importe les grandes marques de luxe européennes, ajoute avec un zeste d'espièglerie : "Cela fait trente ans que je fais la promotion de la culture française, et je me suis dit qu'il était temps de faire la promotion de la culture saoudienne." De quoi faire valser les clichés sur l'Arabie, ses dunes, son pétrole et son orthodoxie wahhabite. Bien sûr, l'exposition n'oublie pas la religion officielle ni la politique : une porte monumentale de la Kaba et le sabre d'Ibn Séoud seront aussi visibles au Louvre, dans une seconde partie de l'exposition consacrée à l'Arabie berceau de l'islam. Mais le plus important, c'est que les autorités saoudiennes aient désiré montrer aussi ce qu'il y avait avant. De quoi lever la malédiction qui pesait sur Madâ'in Salih depuis que ses habitants avaient osé occire une chamelle miraculeuse offerte par le Prophète. Avant d'être foudroyés, rapporte le Coran, par un mystérieux cri.
"Routes d'Arabie", du 14 juillet au 27 septembre au musée du Louvre.
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