"Nocturnes. Cinq nouvelles de musique au crépuscule"
de Kazuo Ishiguro des sons plein les mots
Quelquefois, c'est comme ça. Comme dans Alice.
Vous croyez entrer dans un terrier - un simple terrier de lapin blanc -
et vous vous retrouvez sur le terrain de croquet de la reine d'Angleterre !
C'est comme ça, oui, il y a des passages secrets entre les mondes.
En art, c'est pareil. On peut en faire l'expérience chez Kazuo Ishiguro.
Vous pensiez avoir acheté un livre, son dernier ?
C'était en fait une place de concert.
En un clin d'oeil, des portes pivotent.
Et vous voilà projeté dans un univers exclusivement sonore.
Ne cherchez pas, fermez les yeux. Lisez avec les oreilles...
UN EXTRAIT ...""Jouez pour moi. Jouez-moi un morceau de votre récital."
... Elle avait indiqué une chaise droite au centre de la pièce,
aussi il s'y installa et déballa son violoncelle (...).
Une émotion liée à l'ombre où baignait la pièce, à son acoustique austère,
à la lumière de l'après-midi diffusée
par les rideaux de dentelle soulevés par la brise,
au brouhaha s'élevant de la piazza, et surtout à sa présence,
lui inspira des notes porteuses d'un intensité nouvelle, de suggestions inédites.
Vers la fin de l'heure, il fut convaincu d'avoir largement satisfait son attente,
mais quand il eut terminé son dernier morceau,
et qu'ils furent restés silencieux plusieurs minutes,
elle se tourna enfin vers lui et dit :
"Oui, je comprends exactement où vous en êtes.""...
("Nocturnes", p. 226-227.)
Car déjà ils s'accordent.
Qui ?
Une formation plutôt baroque, avec une guitare,
un saxo ténor, un violoncelle imaginaire, un vieux crooner sur le retour...
La tonalité ? Mineure, ut mineur, l'atmosphère du destin.
Le tempo ?
Lent, comme toujours chez Ishiguro.
Et le climat ? Mélancolique, distingué.
Une musique qui rit d'un oeil et qui pleure de l'autre...
Attablé chez Richoux, un salon de thé de Londres, près de Piccadilly,
"Ish", comme l'appellent ses proches, en convient :
il n'est pas facile de situer son livre dans un registre littéraire.
"En l'écrivant, j'ai pensé au chanteur Tom Waits,
dont j'aime beaucoup les mélanges de blues, de jazz et de vaudeville.
Le tout avec des bruits de bouche comme signe distinctif !
Et aussi à Tati, à Woody Allen, à Chaplin.
Cette étrange forme d'humour où l'on ne sait jamais si l'on doit rire
ou pleurer est particulièrement difficile à obtenir sur la page.
C'est étrange d'ailleurs, il ne me vient aucun nom d'écrivain la pratiquant.
Peut-être parce que le rire se partage ?
Et qu'il est très difficile de créer un "rire privé" ?"
Sous-titré Cinq nouvelles de musique au crépuscule,
Nocturnes est le septième ouvrage de Kazuo Ishiguro,
écrivain anglais d'origine japonaise,
né à Nagasaki en 1954 et décrit par le New York Times comme
"un génie original et remarquable".
Lauréat du Whitbread Prize pour Un artiste du monde flottant (1986),
puis du Booker Prize pour Les Vestiges du jour
(1989, adapté à l'écran par James Ivory), le jeune Ish,
depuis longtemps, se rêve en musicien.
A 15 ans, il écrit des chansons, ne vit qu'avec et pour sa guitare,
gratte jusque dans le métro parisien, vénère Bob Dylan,
démarche maison de disques après maison de disques... en vain.
"A 24 ans, j'ai dû renoncer à devenir musicien professionnel, dit-il.
Je me suis inscrit au cours de création littéraire de l'université d'East Anglia
et j'ai commencé à écrire."
A l'époque,
ce cours (l'un des meilleurs de tous les creative writing courses d'Angleterre)
n'était pas aussi fameux qu'aujourd'hui.
"Nous n'étions que six, plus tout de même que quelques années auparavant,
lorsque Ian McEwan était le seul élève de Malcolm Bradbury
(et que les cours se terminaient systématiquement dans le pub d'à côté...).
Mais j'étais tout de même très intimidé.
Ce que je ne savais pas, c'est à quel point la composition
m'avait préparé à l'écriture.
Entre une chanson et une nouvelle, il y a pour moi peu de différence.
J'écris à la première personne, ma voix est la même.
Et puis la forme courte,
le sens qui doit affleurer sans percer sous la surface des mots
- il ne faut pas trop en dire, le chanteur, comme le lecteur,
doit pouvoir s'exprimer aussi.
Toutes ces contraintes, paradoxalement,
continuent de me procurer une impression formidable de liberté."
Stars déchuesLa musique a toujours nourri l'oeuvre d'Ishiguro,
depuis L'Inconsolé,
où le narrateur est un pianiste de renommée mondiale,
jusqu'à Auprès de moi toujours,
dont l'héroïne s'imprègne inlassablement du même disque.
Mais jamais l'écrivain n'était allé aussi loin dans la fusion entre les deux arts.
Pas seulement parce que les cinq nouvelles de ce recueil
mettent en scène des musiciens -
en l'occurrence plutôt des stars déchues ou des artistes des rues.
Mais surtout parce que chaque texte relève d'un état d'esprit particulier.
Ça jazze, ça swingue, ça pleure ou ça rocke...
Mais, à la fin, comme les mouvements d'une sonate,
les histoires finissent par se répondre et par former un tout.
Dans ce tout, quelques thèmes reviennent de façon obsédante :
l'art, l'amour, l'attachement, les choix qu'on fait et que la vie défait,
le temps qui passe...
Et, comme pour accentuer cette unité,
le recueil s'ouvre à Venise et se termine à Venise,
de sorte qu'il n'est pas interdit de penser çà et là à
Henry James ou Thomas Mann.
Avec, en surimpression de la bande-son, les clapotis du Grand Canal.
Il y a beaucoup de personnages marquants dans ce recueil.
Par exemple Tony Gardner, qui fut autrefois un chanteur célèbre et qui,
depuis une gondole, donne la sérénade à sa femme.
Non pour la reconquérir mais pour lui dire adieu.
Car, même s'il l'aime follement, il veut organiser son come-back.
Or les lois du marketing sont formelles :
il doit pour cela se remarier avec une jeune !
Il y a Tibor, un jeune violoncelliste hongrois qu'une virtuose américaine
va peu à peu prendre sous son aile.
Tibor a honte de ne pas la connaître,
mais il a toujours vécu derrière le rideau de fer
et sait à peine qui est Pablo Casals !
Elle le conseille comme personne,
devient son mentor, modifie son jeu à jamais.
Mais, au bout d'un temps, le doute s'installe :
a-t-elle jamais tenu un archet ?
Les personnages d'Ishiguro ont un point commun :
ils franchissent un seuil de leurs vies où ils doivent
"accepter que leurs rêves rétrécissent".
Pas facile de jouer pour des touristes quand on s'était vu à Carnegie Hall !
C'est cela la musique au crépuscule :
"l'érosion progressive de l'espoir". Ce qui n'empêche pas que celui d'Ishiguro, lui, reste intact.
Il y a quelques années, il a écrit quatre chansons pour Lyrics,
l'album de la chanteuse de jazz Stacey Kent.
"Breakfast on the Morning Train, vous savez ? C'était moi",
dit-il avec des trémolos,
comme si tout ça comptait bien plus que le Booker Prize.
C'est un peu sa revanche et il ne s'arrêtera pas là.
C'est si grisant de jouer des mots.
NOCTURNES. CINQ NOUVELLES DE MUSIQUE AU CRÉPUSCULE
(FIVE STORIES OF MUSIC AND NIGHTFALL) de Kazuo Ishiguro.
Traduit de l'anglais par Anne Rabinovitch. Deux Terres, 256 p., 22 €.
Florence Noiville
LE MONDE DES LIVRES