LE REGARD D'UN AUTEUR
SUR CLAIRE DENAMUR
« Il y a trop de monde à la Fourmi, allons au bar d’en face ».
Au bar d’en face, la jeune fille me parle de l’Argentine,
à laquelle est reliée par sa mère.
De son père franco-hollandais.
De son adolescence en Amérique du Nord.
D’un univers musical se nourrissant de ce patchwork de cultures, de Nina Simone,
de Fado portugais, de Nat King Cole.
Sur son i-pod, elle me fait écouter quelques une des chansons
qu’elle a écrites et composées.
Il y a déjà « Ah Les Hommes » et « La Mal Aimée ».
Des textes dénués d’ironie et de cynisme,
sans le second degré qui caractérise souvent l’écriture des artistes de son âge.
Des guitare-voix qui sonnent comme des classiques, on oublie la guitare,
on ne retient que la voix.
Elle me fait une liste des titres de ses chansons sur un bout de papier.
Certains en anglais, certains en espagnol, d’autres en français.
Il y en a 9, non 8, elle en raye un qu’elle n’aime plus.
Elle vient de signer avec Source Etc pour son premier album.
Il lui manque des morceaux, elle croit qu’elle a tout dit,
elle a peur de ne pas y arriver :
le moment précis où l’on s’aperçoit que ce qui était une passion
devient un métier.
Son label nous a proposé de collaborer ensemble
pour écrire les paroles des quelques chansons manquantes.
Je suis séduit par son côté lapidaire, ses phrases définitives.
Elle sait où elle veut aller, elle est très précise.
Elle ne veut pas que les choses lui échappent.
Je sens tout de suite qu’à l’arrivée, elle écrira tout toute seule,
qu’elle n’a pas besoin de moi.
Qu’elle n’a besoin de personne.
Je dis oui.Le mercredi après midi, pendant plusieurs mois,
Claire Denamur passe chez moi, près de la place de Clichy,
après son cours de guitare.
Elle me parle d’Emilie Loizeau, de Renan Luce,
dont elle commence à assurer les premières parties.
Elle ne connaît presque rien de la chanson française.
Ni la nouvelle scène, ni les grands classiques.
Sa culture est ailleurs.
Elle me parle de Billie Holiday,
des Beatles, de Frank Sinatra.
Elle me parle de son hésitation à passer à la frange.
Elle me parle de Marilyn Monroe, de Césaria Evora.
D’un sms qu’elle n’ose pas envoyer à un garçon.
Elle me parle de la vie d’une fille de 23 ans.
Et puis, elle prend sa guitare et elle chante.
Des débuts de mélodie,
des bouts d’idées qu’elle a notés et qu’elle aimerait développer.
Elle chante sans aucune timidité, elle se met à nu.
Peut-être qu’elle improvise.
Sa voix emporte tout.
Ses révoltes de jeune fille, ses souvenirs de voyage,
ses amourettes qu’elle prend pour des amours.
Elle enchaîne sur Black Bird ou sur une chanson de folklore traditionnel argentin,
et on a l’impression qu’elle vient de les composer.
Toujours cette voix. C’est émouvant de puissance et de fragilité.
Entre deux chansons,
on parle de ses textes qu’elle veut délibérément non littéraires, simples,
« un peu comme si une jeune fille étrangère écrivait en français ».
Elle veut qu’ils soient un calque de sa vie, des phrases parfois douces,
parfois brutales, chaotiques s’il le faut.
Des sentiments jetés, sans fioriture.
« Pourquoi ne pas dire les choses comme ça puisque
C’est comme ça que je les ai ressenties ».
Au fil du temps, une quinzaine de nouvelles chansons naîtront.
La grande majorité sera d’elle seule.
En studio, Julien Delfaud (Phoenix, Ours, Herman Dune)
et Thomas Semence (guitariste de Jean-Louis Aubert, Keren Ann, Raphaël),
co-réalisateurs de l’album,
donnent une nouvelle dimension aux compositions de Claire.
Les guitare-voix un peu hippies iront se nourrir de Dylan,
de folklore sud-américain, de Chet Baker parfois au détour d’une trompette.
Un puzzle d’influences à l’image de la demoiselle.
Tout au long des enregistrements, elle est très présente.
Elle veut comprendre. Pourquoi cette guitare, et pourquoi ces choeurs ?
Elle argumente, elle est têtue, jamais bornée.
Chaque séance se déroule « en condition de live »,
tous les musiciens ensemble.
Et sa voix à elle, qui semble sortir d’un autre corps que le sien.
La recherche de la fragilité exacte,
celle qu’il y avait dans ses toutes premières maquettes.
À chaque fois, le miracle aura lieu.
Retour en arrière. Claire est en première partie de Renan Luce au Grand Rex.
Elle arrive dans cette salle tout en hauteur,
jeune fille menue face à un mur de spectateurs.
On a peur pour elle. Elle est seule, avec sa guitare.
Ses talons hauts renforcent sa fragilité.
Et puis sa voix s’élève, elle pose quelques accords. La magie opère.
Très vite, le public est sous le charme.
Elle prend confiance, elle fait de l’humour. Et le public rit.
Elle enchaîne les chansons, et le public applaudit.
Un peu grisée, elle a l’inconscience de demander à la salle entière de se lever.
Et la salle entière se lève.
Elle réclame des cris d’hystérie à chaque refrain de sa dernière chanson.
Et, à chaque refrain de sa dernière chanson,
les spectateurs lui offrent des cris d’hystérie.
Voilà,
c’est Claire Denamur.
On ne peut pas lui dire non, alors on lui dit oui.
Et on ne le regrette pas.Pierre-Dominique Burgaud