LYNDA LEMAY : "JE ME CENSURE POUR NE PAS ME METTRE EN DANGER"
Les Français portent toujours Lynda Lemay dans leur coeur. Ce mois-ci, la chanteuse québécoise a sorti son nouvel album, "Blessée", et elle a réalisé une très belle entrée dans le classement des meilleures ventes d'albums chez nous, débarquant en troisième position, derrière les poids lourds Yannick Noah et Michel Sardou.
A l'occasion de la sortie de l'album, Lynda Lemay a accordé un entretien à Ozap. Elle explique pourquoi elle propose cet album live composé presque exclusivement d'inédits, mais aussi comment son public lui donne parfois des idées qu'elle transforme en chansons. Elle explique également sa volonté de ne pas chanter sur l'état du monde ou des sujets trop sérieux, et évoque une chanson sur les sectes qu'elle a censurée, par crainte de représailles. Entretien.
Pourquoi un album live avec presque que des inédits ?
Parce que je l'ai déjà fait, que mes albums live contenaient déjà au moins onze chansons inédites, et qu'ils restent mes albums préférés à vie. Parce qu'il y a la présence du public, je suis une fille de scène, et j'ai l'impression qu'un album studio, ce n'est jamais aussi complet qu'un album enregistré en live, parce que le public fait partie de certaines chansons. C'est surtout vrai quand on parle d'humour, c'est très difficile de faire de l'humour, c'est comme raconter une blague qui tombe à plat. Alors j'ai besoin de cette énergie-là, du public, de leur réaction.
C'est aussi "problématique" sur les chansons moins drôles ?
Oui, c'est pareil dans les chansons un peu plus tendres, comme "Entre deux paradis", qui est une déclaration d'amour au public. Je n'aurais pas pu l'enregistrer en studio, ça n'aurait pas donné la même chose. Evidemment, ce n'est pas parfait, mais c'est du live, c'est vivant justement. L'émotion a toujours été mon moteur et je trouve que quand je chante en live une chanson pour la première fois, il y a une vulnérabilité dans l'interprétation, on se met en danger un petit peu, parce qu'on ne connaît pas encore les chansons, et ça donne...
Quelque chose d'un peu magique ?
Oui, c'est ça, quelques moments magiques. Bon, après, c'est live mais seulement à 75% parce qu'on a beaucoup retouché en studio aussi, vu que c'étaient des chansons très très récentes quand on les a chantées à Bordeaux, à Lyon, au Québec aussi.
Ces modifications, elles ont été faites à quel niveau ?
On a rajouté de la basse sur presque toutes les chansons pour que le son soit plus rond. Quand on est dans la salle, on ne sent pas ces choses-là, mais quand on écoute un album, ça s'entend un petit peu. Les back vocals, par exemple, sur un titre comme "Jumelles"... Il n'y a pas de voix féminine qui vient sur scène, et c'est dommage, faudrait remédier à ça. Mais sur l'album, je trouvais ça intéressant qu'il y ait cette jumelle-là, qu'elle soit mon harmonie... Ca venait compléter. On s'est même permis d'insérer des chansons enregistrées en studio, parce qu'elles étaient trop récentes pour être interprétées sur scène. C'est pour ça que je le dis, que c'est 75% live.
Vous êtes une conteuse d'histoires, il y a peu de vos chansons qui sont vraiment autobiographiques. D'où vous vient l'inspiration ?
Quand je dis que c'est l'album du public, c'est vraiment ça, parce que c'est souvent des thèmes qui m'ont été proposés par les gens du public. "Jumelles", ce sont deux jumelles qui sont venues me voir en me disant que je ne parlais pas de ça. Et comme je me sens très très proche de ma jeune soeur... J'ai deux soeurs, mais avec la plus jeune j'ai un lien particulier, c'est comme si on était la même personne dans deux corps, on est connectées, on vit par procuration la vie de l'autre. C'est tellement fort comme relation que parfois on peut être dérangeante pour le mari de l'autre, alors c'est tout ça que je décris dans cette chanson-là, mais je n'aurais peut-être pas écrit cette chanson si ça ne m'avait pas été demandé par les gens du public.
C'est aussi le cas de "J'ai rencontré Marie", cette chanson sur l'homosexualité féminine ?
Oui, tout à fait. Plusieurs femmes sont venues me voir en disant "Mais pourquoi tu ne parles pas de nous ?". Et dans ma tête je me dis "Bah je sais pas, j'ai déjà fait les deux hommes, l'homoparentalité". Je me disais c'est l'homosexualité, ça aborde le même sujet, mais là c'est un autre angle. C'est la difficulté d'admettre, de se dire finalement je cherchais l'homme, et on la surprise de se dire "l'amour de ma vie est du même sexe que moi". OK, mais comment je le dis, et comment je peux mettre en danger une belle histoire d'amour par peur des jugements et à cause des tabous qui existent encore aujourd'hui. Je trouvais ça intéressant de mettre ça en poésie, et j'espère que ces personnes-là qui m'ont demandé de parler de ce sujet-là vont pouvoir apprécier.
C'est une sacrée responsabilité, du coup, d'aborder ces sujets et d'être la voix de ces gens...
Oui, mais en même temps, j'ai tellement de confidences de ces gens-là, parfois par email, ou par courrier. Et après j'essaie de raconter leur histoire, mais à travers moi, mes sentiments, comment je le vivrais.
Vous avez déjà dû procéder à des modifications, suite à un mécontentement, ou a des gens qui n'ont pas été satisfaits par votre texte ?
Non, pas vraiment. Je teste en fait tout ce que je fais, auprès de mes proches, j'ai un petit groupe de gens qui sont mon premier public et qui écoutent tout avant tout le monde. Et si ça ne passe pas, si je vois qu'il y a un passage qui ne convainc pas, alors je change.
Quand vous changez, c'est parce que vous n'êtes pas sure de vous ? Parce que vous faites une confiance aveugle à ces proches ?
Généralement, quand je fais des changements, c'est parce que déjà, moi, je n'étais pas très sure de tel ou tel passage, donc je change tout de suite. Mais en revanche, parfois, si on me pose des questions, qu'on a des réserves, mais que moi je tiens à tel mot ou telle phrase, je l'explique, je la défends. Donc à part cette première étape, non, je n'ai jamais rien changé.
Pour en revenir au format de l'album, ce live inédit, ça sort du moule traditionnel single / album / tournée, etc. Comment vous voyez tout ça ?
Moi, j'ai toujours fait les choses instinctivement. Je me fais confiance, je fais confiance à mes envies de faire les choses d'une certaine manière, même si ce n'est pas comme ça que tout le monde fait. Même que ça m'encourage quand je fais les choses autrement, je me dis que c'est par ma différence que je me suis fait remarquer dès le départ. Et d'arriver à surprendre avec de nouvelles façons de faire, je trouve ça bien. Je ne veux pas me répéter, ni avoir l'impression de plafonner. C'est sûr que je vais toujours faire du Lynda Lemay, parce que je n'ai pas envie de changer complètement de style. Si je faisais du disco, ça ne ferait plaisir à personne, ni à ceux qui ne m'aiment pas aujourd'hui, ni à ceux qui m'aiment, encore moins, qui veulent entendre du Lynda Lemay qui donne des frissons. Donc j'essaie de me surprendre en essayant de nouvelles mélodies, que je n'ai jamais faites de cette façon-là, je me laisse influencer par des jeunes auteurs aussi. Voilà... Et je ne me rappelle plus vraiment ta question ! (Rires)
(Rires) La question était comment vous voyez les artistes établis, qui suivent le système...
Si ça marche, et que ça les satisfait, tant mieux pour eux. Je veux dire, moi pourvu qu'ils y trouvent leur plaisir et que le public reçoive l'émotion qu'ils vont chercher de ces artistes... Moi l'émotion, je la livre à ma façon. Ce n'est pas parce que ça marche pour moi que ça pourrait marcher pour quelqu'un d'autre !
Vos chansons ont surtout trait à la personne, qu'elles soient humoristiques ou plus mélancoliques. Mais est-ce qu'il vous arrive parfois de regarder d'un peu plus haut, ce qu'il se passe dans la société ? Il y a des choses qui vous choquent ?
Non, ce que j'ai l'habitude de faire c'est effectivement plus de raconter des histoires, d'un événement qui bouleverse une vie, par exemple, de le décortiquer. Ou quand il s'agit de moquerie, je vais aller jusqu'au bout, quitte à déranger, si c'est drôle. Dans les doubles sens, je vais aller jusqu'au bout... (Rires) Je n'en reviens toujours pas d'avoir eu l'autorisation de mettre la chanson "Farce d'oreille" sur l'album, de ma mère ou de mon éditeur. En fait c'est une autre chanson que je voulais mettre, à caractère humoristique, double sens, où il ne faut pas vraiment penser au deuxième sinon c'est presque trop. Moi, je ne trouvais pas, mais j'ai suivi les conseils de ma famille et de mon éditeur. Il y a eu beaucoup de débat sur cette chanson, qui s'appelle "Y a personne qui mange pareil", moi je l'adorais, le rythme était extraordinaire. Mais on parlait de mon premier public, et à quel point je leur fais confiance, et je me suis censurée. Alors celle-ci est drôle, mais je préfère encore l'autre, mais ils m'ont donné la permission alors je l'ai mise, "Farce d'oreille" ! Quand ma fille l'a entendue, elle a dit "maman, c'est dégueulaaasse". (Rires)
Ils doivent pourtant avoir l'habitude de les écouter jusqu'au bout vos chansons, dans votre famille...
Oui ! Et le public aussi ! Dans l'enregistrement, on sent que le public il hésite un peu au début, il rigole, puis il trouve que ce n'est même plus drôle, et au dernier moment il est soulagé. J'aime bien créer des malaises, comme ça, ça met du relief dans le spectacle, des respirations entre deux chansons plus sérieuses, il faut s'amuser !
Donc les chansons sérieuses resteront sur les gens, pas sur des choses qui vous révoltent... ?
J'ai déjà écrit une chanson qui s'appelait "Les diables", sur les sectes, mais je me suis censurée, déjà parce que cette chanson-là était très longue - même si je n'ai pas peur de faire des chansons longues que les autres. Peut-être qu'un jour je vais la chanter, je la trouve assez juste dans le propos, mais j'ai tellement peur de ces diables-là, que finalement j'avais peur qu'on me veuille du mal si jamais je la popularisais. Donc des fois, par un instinct de protection, je vais me censurer pour ne pas me mettre en danger. Quand on écrit une chanson, on est responsable des répercussions que ça va avoir, donc il faut savoir être prudent. J'ai appris ça dans la vie. C'est dommage !
Et des choses moins dangereuses, comme les dérives du capitalisme, l'injustice sociale, le non-respect des droits de l'homme, tout ça... Ce sont des sujets que vous pourriez aborder ?
Non, pas vraiment.
Ca ne vous inspire pas, ou ça ne vous intéresse pas d'en parler ?
En fait, c'est que je ne m'y connais pas assez, je n'ai pas le temps, peut-être, de m'intéresser assez à comment va le monde, à la politique, tout ça... Je suis un peu déconnectée, je suis dans mon quotidien, je commence d'abord par me sauver la vie, et ensuite je verrai plus grand ! Alors des fois mon regard est plus sur ma petite vie à moi, ou ce que j'apprends des gens qui m'entourent et de ceux qui viennent me voir en spectacle, mais j'ai du mal à m'ouvrir au delà de ça par manque de temps, parce que j'essaie d'organiser cette vie-là avec un mari qui fait aussi de la tournée, une grande fille qui fait presque de la tournée avec les cours qu'elle suit, les tournois de baseball, tout ça, la petite qui va commencer des cours aussi, et mon mari, on ne sait jamais quand ses spectacles vont être... Ca fait beaucoup d'organisation, et ça prend tout mon temps. Mais peut-être qu'un jour ça viendra, quand je serai plus informée. Je ne veux juste pas parler de ce que je connais pas ou mal.
C'est peut-être le genre de thèmes qui plomberaient votre spectacle, aussi...
Oui, c'est sûr, en plus !
« Un one-woman show ? Pourquoi j'essaierais de faire ma place là-dedans ? »
Quand on voit votre spectacle pour la première fois, on est un peu surpris. C'est presque un spectacle comique finalement, vous êtes presque une actrice sur scène. Du coup, est-ce que vous vous êtes déjà imaginé faire un one-woman-show ?
La personne qui était là juste avant toi m'a posé la même question ! J'en ai jamais vraiment eu envie parce que j'ai l'impression qui me manquerait toute cette autre couleur-là, que je suis capable de livrer comme émotion. Moi, c'est toujours des montagnes russes d'émotions : on passe du rire aux larmes. J'aime ça. OK, on éclate de rire, ça fait du bien, on se moque, on est méchant - gentiment méchant - et puis après ça on est apte à recevoir quelque chose de beaucoup plus dur, comme "La Centenaire" ou "Une mère". Par exemple, si on tombe sur cette histoire d'une personne qui a un AVC, parfois des réflexions qui font mal, font du bien aux autres, moi ça me fait du bien de le dire, de le chanter.
Donc il manquerait ce côté plus grave...
Oui, je pense que j'aimerais le feeling, mais ça pourrait me lasser de ne pas avoir le côté émotion, ça manquerait à mon équilibre de spectacle. Moi, ça m'émeut quand je chante "Les canards", ça me fait prendre conscience que ça existe. J'écris pour me faire du bien alors quand je chante, ça continue de me faire du bien, et ce que je constate c'est que ça fait du bien aussi au public, alors je pense qu'il y en a qui font des spectacles d'humour, pourquoi j'essayerais de faire ma place là-dedans, alors que j'ai déjà ma place ailleurs.
http://www.ozap.com/actu/interview-lynda-lemay-album-blessee-censure-marie/364550
Publié par Charles Decant