Hier soir, à la Salle Pleyel,
Lady Dee rendait un vibrant hommage à Lady Day. La rencontre de deux monstres du jazz, de deux femmes à la vie pleine,
immortalisée sur l’album Eleanora Fagan : To Billie with Love from Dee Dee.
Décryptage à chaud.
Dee Dee BridgewaterIl faut en avoir dans le ventre pour s’attaquer à Billie.
Et qui mieux que Dee Dee pouvait relever le défi?
Pour la petite histoire, ce n’est pas la première rencontre. En 1986, à Paris,
se monte Lady Day, une « comédie jazz » dans laquelle Dee tient le rôle de Billie,
une identification quasi-totale et dévastatrice.
Vingt-cinq ans plus tard, à l’heure des réconciliations,
c’est accompagnée du pianiste et arrangeur Edsel Gomez
que Miss Bridgewater vient taquiner la Dame au gardénia et lui rendre justice.
Car oui, plus qu’un simple hommage, cet album, et la tournée qui l’accompagne,
se veulent une redécouverte de l’oeuvre d’Holiday,
un nouveau miroir, loin de la noirceur et de la tristesse envahissante que l’on retient habituellement.
À la Salle Pleyel, on ne rigole pas avec les horaires:
quand on dit 20h, c’est 20h! C’est donc à 20h, et sur une scène
d’une sobriété tout indiquée, qu’apparaît la Dame, précédée de ses musiciens.
Immense, juchée sur de hauts talons que n’aurait pas renié
Whoopi « Dolores » Goldberg, et toute drapée dans une robe ethnico-bariolée,
le crâne rasé et une élégance naturelle,
Lady Dee fait son entrée sur un Lady sings the blues plus qu’à propos.
Bien entendu, et ce dès les premières notes, LA voix scotche:
un timbre plein, tour à tour rauque, félin, joueur, d’une puissance effarante,
qui sait se faire caresse ou fouet.
Mais le vrai talent de Dee Dee est de savoir faire de sa voix un instrument,
qu’elle manipule et module à volonté,
à tel point que l’on ne sait plus distinguer s’il s’agit de véritable cordes vocales
ou d’un tube de cuivre.
Le jeu est au centre de toute sa musique:
redoutable technique d’appropriation, elle réussit le pari de challenger la grande Day,
de déconstruire ses compositions sans jamais les dénaturer,
de les mettre sur le grill sans jamais les noircir.
De son expérience de la scène,
Dee a gardé un grand jeu de comédienne et une interprétation de tous les instants,
chaque chanson est donc habitée, hantée bien sûr par le spectre Day,
mais la locataire de céans refait la déco à son goût.
Elle est « accompagnée » par quatre musiciens.
Accompagnée est inexact, car vu le niveau de chacun,
et bien que le label soit « Dee Dee Bridgewater Quintet »,
autant mettre tout le monde sur le même piédestal.
Edsel Gomez assure les arrangements et le piano.
Tourne-dos au public, il sait se faire discret,
jusqu’à temps qu’on lui abandonne 8 mesures,
et qu’il se révèle alors virtuose et aérien.
Ira Coleman se charge lui de la (contre) basse,
et, comme tout bon (contre) bassiste,
porte un chapeau (il y a des codes qu’on ne méprise pas).
Discret lui aussi, mais redoutable charnière,
il donnera la réplique à Dee sur Mother’s Son-in-Law,
pour cinq minutes d’une insoutenable tension sexuelle,
de celles qui vous frisent l’échine, et qui ont déclenché bien des prohibitions.
Greg Hutchinson s’occupe des percussions et,
bien que volontairement brumeux à certains moments,
maîtrise ses caisses à la perfection. Là encore, le dialogue Dee-Hutchinson,
offre des possibilités insensées, le challenge et la retenue durent des heures,
une intense compétition qui ne prendra fin que sous les applaudissements.
James « God » Carter gère les saxophones ténor et soprano, mais aussi la flûte.
Quand je dis « gère », je pourrais tout aussi bien dire « a inventé ».
Un tel niveau de maîtrise est à la limite du concevable,
en tout cas voilà un musicien à vous décourager de retoucher un instrument.
Capable de torturer ses tubes à l’infini,
d’en sortir des sons complètement improbables,
mais surtout de vous asseoir pour les heures suivantes à coup de digressions divines
(n’en déplaise à l’origine diablesque du jazz),
l’homme aurait provoqué des hystéries collectives quelques décennies auparavant
mais se contentera de déclencher des vagues d’applaudissements à chacun de ses solos.
Passant en revue quelques morceaux choisis de Lady Day, Dee Dee
se frotte avec brio à des mythologies telles que All of Me, A Foggy Day,
ou Good Morning Heartache,
et bien entendu, Strange Fruit qui laissera sans voix une salle comblée.
Une soirée époustouflante donc, emmenée par un quintette d’une osmose rare;
plus qu’un hommage,
une célébration d’une chanteuse exceptionnelle par des musiciens
qui ne le sont pas moins.
http://www.soul-kitchen.fr/12505-dee-dee-bridgewater-holiday-a-la-salle-pleyel
Date : 14 mars 2010