Sultan
un amour de chevalDans le pays merveilleux de Camargue,
un vieux manadier vivait dans une cabane près de l'embouchure du Petit Rhône.
À cette époque de l'année,
ses taureaux pâturaient dans les bois de la Pinède et de Brasinvert.
Les chevaux, eux, restaient sur les terres du mas.
Gaby, le gardian de la manade, les rassemblait, tôt le matin,
afin de les conduire dans les vastes espaces de la vallée des Lys,
près de la mer, où l'herbe est abondante et la garde facile.
Ce jour-là, la veille de Noël,
il était de tradition pour les gardians à cheval de se retrouver à la messe de minuit,
aux Saintes-Maries-de-la-Mer.
Et pour rien au monde Gaby n'aurait manqué cette soirée.
À leur habitude, les montures s'étaient dispersées parmi les montilles.
Le gardian avait débridé Gaspard, son cheval,
et le tenait avec son seden pour le laisser pâturer.
Pour se protéger des bourrasques de vent,
Gaby se mettait à l'abri dans les joncs.
Régulièrement, il levait les yeux afin de surveiller les chevaux
et éviter qu'ils s'éloignent.
Le temps passait lentement.
Gaby pensait à sa veillée de Noël, au plaisir de retrouver ses amis.
Peu à peu, le soleil faiblissait à l'horizon.
Par habitude, les chevaux se regroupaient et commençaient
à prendre le chemin du mas.
Arrivé à l'enclos où il devait les enfermer,
Gaby prit son saqueton pour attraper les montures qui les accompagneraient
à la messe de minuit.
Mais à sa grande surprise, il ne trouva pas Sultan, le cheval du pélot, son patron.
Comment avait-il pu s'échapper du troupeau, lui qui ne s'écartait jamais ?
Inquiet, le gardian chercha sur le chemin, au bord du Petit Rhône,
là où il laissait les chevaux boire avant de rentrer au mas.
Mais pas de trace de Sultan.
Il devait avertir le manadier mais il craignait sa colère.
Vite, il enfourcha Gaspard et partit au galop pour retourner à la pâture.
Il avait peu de temps pour retrouver Sultan mais il avait grand espoir.
Dans la vallée des Lys, qui s'étend sur plusieurs kilomètres,
entre le phare de la Gachole et le grand étang des Impériaux,
Gaby chercha le fugitif parmi les montilles.
Sans résultat.
Gaspard donnant des signes de fatigue, c'est au pas qu'il poursuivit ses recherches.
Que s'était-il passé ?
Sultan était-il tombé dans le canal qui borde la digue ?
Était-il prisonnier d'un piège à renard ?
Ces éventualités lui semblaient bien improbables mais il devait tout envisager.
Le temps passait, la situation devenait grave.
Il sentait la panique l'envahir. Regardant le ciel étoilé de cette nuit d'hiver ,
Gaby se mit à prier :
« Mon Dieu, aidez-moi à retrouver Sultan. Sans lui, je ne peux pas rentrer au mas.
Le pélot, mon patron, ne me le pardonnerait pas. »
Il resta un long moment à implorer le ciel, quand soudain
il aperçut une étoile filante qui semblait se diriger vers l'étang des Impériaux.
Était-ce un signe ?
Le gardian le reçut comme tel. Il éperonna Gaspard pour le remettre au galop.
En chevauchant vers l'étang, il se rappela de l'îlot du Pécheur où,
autrefois, il avait gardé les bêtes.
La nuit était tombée et la lune éclairait l'étang.
Gaby engagea son cheval dans l'eau qui arrivait aux quartiers de la selle.
Le mistral soulevait des gerbes d'écume et freinait sa marche.
Mais l'espoir de retrouver Sultan vivant lui donnait la force de continuer.
L'îlot se rapprochait. Il n'était plus très loin maintenant.
Soudain, il lui sembla entendre un hennissement.
Puis un autre.
Oui, c'était bien lui, Sultan qui attendait, paisible,
sur ce lambeau de terre perdu au milieu de l'eau.
Sautant à terre, Gaby passa une corde autour de l'encolure du cheval,
mais les sabots campés dans le sable, l'animal refusait d'avancer.
Le gardian ne comprenait pas. Que se passait-il ?
Grimpant sur les dunes pour avoir une vision d'ensemble,
il découvrit un spectacle étonnant :
à sa grande surprise, près d'une baisso,
un autre cheval se désaltérait sans prêter attention à son approche.
C'était une belle jument à la longue crinière.
Sultan s'était donc séparé du troupeau pour retrouver une de ses anciennes conquêtes,
pour laquelle il avait une attirance particulière.
Elle aussi avait profité d'un moment d'inattention du gardian
pour fuguer avec son ancien étalon. T
ous deux s'étaient rejoints sur cet îlot pour passer Noël ensemble, en amoureux.
Le chemin du retour se fit sans encombre.
L'eau semblait s'écarter sur leur passage.
La lune et les étoiles éclairaient le chemin.
Gaby arriva enfin à la cabane où le manadier, inquiet, l'attendait devant la porte.
Le hennissement de Sultan le rassura.
Grands furent son bonheur de retrouver sa monture et son étonnement
en découvrant la belle jument.
Le pélot et Gaby partirent à la messe de minuit.
Arrivés à l'église, ils prirent leur place dans la haie d'honneur
pour lever bien haut leur fer vers le ciel.
Les cloches se mirent à sonner pour annoncer la naissance de l'enfant roi.
Gaby leva alors la tête et suivit du regard la lueur d'une étoile filante
qui traversait la voûte céleste.
Un sourire éclaira son visage.
Pierre AUBANEL, décembre 2010Ce merveilleux conte que sait si bien raconter Monsieur Pierre Aubanel
à été publié dans une édition du Midi Libre (Lunel) le 26/12/2010
la veillée de Noël c'est aussi dire des contes en Provence,
une tradition à maintenir.
En même temps qu'il est manadier,
Pierre Aubanel est photographe.
Les toros et les chevaux qu'il élève sont aussi ses sujets de prédilection.
Il ne se lasse pas de les voir courir et jouer dans la lumière
et de graver leur mouvement sur la pellicule.
http://www.midilibre.com/articles/2010/12/26/LUNEL-Sultan-un-amour-de-cheval-1492367.php5