Lacroix voleur de lumièresEnquête
La corrida est un théâtre :
l’arène, les toreros cuirassés de soie, d’or et d’argent.
La vie, la mort, des costumes éclatants…
Le plus sudiste des grands couturiers remonte à la source de son inspiration
jusqu’à sa couleur fétiche, le rouge sang.
Arles, printemps 2010.
Journée particulière, rencontre précieuse amorcée en tête à tête dans la salle
vide du restaurant Lou Marques et poursuivie longtemps
sur une terrasse ensoleillée.
Christian Lacroix est sur ses terres, dans ses souvenirs,
dans ses émotions et la conversation, pudique, généreuse,
restitue l’itinéraire de l’enfant qu’il est encore un peu.
L’habit du torero, c’est un totem, un des premiers costumes,
un des premiers dessins. Symbole familier.
Toujours bien en vie.
Quand on grandit près des arènes d’Arles,
pas besoin de Zorro ou Batman pour s’envoler.
L’habit de lumière, l’inimitable traje de luces des Espagnols
(luces peut se traduire par paillettes),
est à la fois vêtement liturgique et seconde peau des hommes
qui s’obstinent à combattre et tuer des taureaux.
Les éditions du Rouergue (depuis peu dans le giron d’Actes Sud)
viennent de publier un petit livre inspiré sur le fameux uniforme et l’an dernier,
les éditions Atelier Baie avaient concocté, sur le même thème,
le beau catalogue d’une exposition du musée taurin de Nîmes.
Prétexte idéal pour croiser le plus sudiste des grands couturiers.
Dandys fêtardsOn le sait, l’habit ne fait pas le moine
Celui-là, si. Etre torero, c’est d’abord se glisser dans cette tenue étrange,
outrancière, raffinée.
Ils l’ont dit et redit, sur tous les tons et on doit les croire,
eux, les officiants, les tueurs de fauves, les centurions ou artistes des arènes.
Sans l’habit, pas de prêtre.
Et sans prêtre, au diable la liturgie.
Christian Lacroix le couturier n’a jamais rêvé d’être torero
mais l’enfant d’Arles a dessiné très tôt ces héros scintillants,
ces rescapés de combats surgis de l’antique.
Et cet habit d’or et de satin est resté point de repère,
source d’inspiration et de reconnaissance.
Lacroix l’homme du Sud exilé à Paris a retrouvé d’instinct
les arabesques cousues d’or,
les broderies empruntées aux Vierges andalouses,
les motifs en brassées de fleurs ou la passementerie orientaliste
des habits vus et revus dans les arènes d’Arles.
Il en a restitué à sa main l’élégance aristocratique,
la splendeur baroque et cela n’avait rien à voir avec le hasard
ou les logiques de la mode du temps.
Cet habit-là, la mode, il s’en moque, depuis toujours.
Et pour cause. Ballerines en cuir souple et noir, bas rose bonbon,
pantalon court et serré à s’étouffer, gilet haut et ouvert genre bolero,
le tout dévoré d’or et d’argent :
la panoplie n’a pratiquement pas évolué depuis sa création au XVIIIe siècle,
l’époque où, jusqu’alors réservée aux cavaliers,
la tauromachie se résigna enfin à poser pied à terre.
Dans cette période où le «modèle français»
imposait sa loi dans le vêtement espagnol, les majos de Madrid,
sortes de dandys excentriques et fêtards,
arborèrent avec ostentation les tenues de la résistance.
Pantalons serrés jusqu’aux genoux, ceintures d’étoffes précieuses,
gilets courts surchargés de broderies,
chevelure ramassée sur la nuque dans un filet...
Les majos, habitants du quartier madrilène de Maravillas (devenu Malasañas),
fournirent aussi le gros des combattants de rue contre les soldats
de Napoléon et Goya les peignit dans de nombreux tableaux,
dont le célèbre Dos de Mayo, évocation de la révolte du peuple de Madrid
contre l’occupant français le 2 mai 1808.
Dès 1830, sous l’influence du torero Francisco Montes, dit Paquiro
- l’homme qui codifia les règles strictes
du combat tauromachique toujours en vigueur -,
l’habit de lumière reprend les codes de la tenue arborée par les majos,
les élégants rebelles de Madrid.
Il y ajoute la montera, bicorne de laine bouclée serrée façon astrakan,
couvre-chef bizarre et disproportionné que les maestros se doivent
d’enfoncer au ras des sourcils,
devenu lui aussi l’un des emblèmes identitaires de la profession.
Les majos chers à Goya et partisans anti-Français ont bien inspiré
le costume de scène des matadors et on peut donc oser une hypothèse étonnante.
Le taureau pourrait bien être, à l’origine,
la représentation symbolique de l’envahisseur venu du nord des Pyrénées…
Un autre combat cruel, encore pratiqué lors de la fête du Sang (Yawar)
dans certains villages des Andes péruviennes,
oppose un condor et un taureau,
allégorie sans détour de la lutte à mort entre l’Inca et le conquistador espagnol.
Avec ces histoires de taureaux, c’est toujours la même chose :
le rituel masque à chaque fois des secrets troublants, des mystères qui dérangent.
Gitanes et ArlésiennesChristian Lacroix, lui, se revoit tout gamin près des arènes,
à l’âge où on ne lui permettait pas encore d’assister au spectacle.
Enfin, pas celui du public massé dans les gradins.
«Je traînais autour du monument avec ma grand-mère
et on venait voir les dépouilles des taureaux hissées avec des chaînes.
On les émasculait, il y avait du sang partout et tous les gamins
qui rôdaient là ne riaient pas du tout.
Moi, ce sang me fascinait et après, avec les autres,
on jouait aux toreros mais aussi aux Romains.»
Dans Qui est là ?
son album intime publié au Mercure de France, il va plus loin :
«J’étais pris dans un rituel trop viscéral pour qu’il me fît peur.
Passage initiatique :
on me jugeait prêt à assister au combat, aux paillettes,
à la muleta au feutre rouge inégalable, à la cape shocking et or,
aux fesses serrées dans tous les satins de la terre, sauf le jaune porte-malheur.»
Dans ces années-là, dans l’autre siècle, Il revoit Arles en noir et blanc.
Avec les «humains en majesté», comme il les appelle, les toreros,
les gitanes croisées jusqu’aux Saintes-Maries-de-la-Mer
ou les Arlésiennes en costume traditionnel,
c’est l’irruption de la couleur, dont ce rouge devenu fétiche.
Couleurs de vie ou de mort. Couleurs de la beauté.
«Elégance, ma notion intime :
la cousine élégante en Arlésienne, la gitane avec son élégance primitive,
le hiératisme du torero.»
Et quand il dit cela, il a les yeux qui brillent.
On est tous deux sur cette terrasse d’Arles,
il fait presque chaud et son petit monde émerge en douceur.
Cohorte de reinesCe n’était pas un spectacle mièvre, c’est le moins qu’on puisse dire,
et quand les hommes vêtus d’or étaient portés en triomphe,
la foule un peu hystérique essayait de frôler de la main les broderies souillées.
Ces toreros crevaient l’écran, voilà tout.
Christian Lacroix se souvient des premières corridas vécues aux côtés
de l’homme «intimidant, silencieux», son père,
et c’est peut-être l’une des seules choses qu’ils ont tous deux vraiment partagées.
Il y a des images qui marquent.
Luis Miguel Dominguin est en blanc sur la piste,
son éternel rival Antonio Ordoñez le défie, lui, dans un habit noir.
On doit être en 1956. Peut-être 1957.
Qui avait vaincu ce jour-là ? Peu importe.
«Je me revois à l’hôtel Nord Pinus, avec sa célèbre patronne Germaine,
et Dominguin débarque, son habit blanc tâché de sang,
avec à ses côtés son épouse magnifique, Lucia Bosé.»
Saga hollywoodienne. Les toreros et les stars.
Lucia Bosé, l’ancienne Miss Italie, a triomphé dans la Dame sans camélia,
d’Antonioni, ou la Mort d’un cycliste, de Bardem,
avant de succomber au charme de Dominguin.
Elle est la première diva de Lacroix,
avant la cohorte des reines qui ont marqué sa vie, son inspiration,
son désir de créer :
Maria Callas l’extraterrestre, Jacky Kennedy au port de cygne,
l’amie Inès de la Fressange mais aussi les vierges d’Andalousie,
les statues cousues d’or et d’argent, plus vraies que nature.
«La diva des divas, murmure-t-il,
c’est la Macarena de Séville, avec ses larmes de cristal.»
La corrida est un théâtre,
comme la vie, et Christian Lacroix fouille et refouille le passé, le rhabille,
le réinvente à sa main, à sa fantaisie, cherche tous les chemins de traverse,
détournés, buissonniers.
Et parmi tous ces costumes de scène qu’il a d’abord imaginés en rêve,
ou croqués à la hâte sur ses petits carnets, ce sont ceux de ses dieux sudistes,
fantômes d’une enfance vouée à tout observer en silence,
qui ont fini par s’imposer.
«Dans mes moments de spleen à Paris, dit-il,
me revenait aux tripes la chaleur des corridas et des fêtes d’Arles.»
Quand il étouffe, là-haut, il entend l’écho des paso dobles
et peut pleurer en visionnant pour la énième fois la trilogie de Pagnol.
C’est difficile à débusquer, les sources,
mais il y avait bien des arcs-en-ciel à naître dans le cercle de l’arène.
Le drôle d’habit de poupée des toreros,
à lui seul, est un kaléidoscope, un fleuve bariolé.
Le jaune, jamais !Chez les derniers tailleurs taurins de Madrid
(cinq ateliers ont préservé la tradition, dont la célèbre maison Fermin),
parmi les éblouissements de motifs brodés ou de passementerie tarabiscotée,
les nuanciers d’étoffes sont à eux seuls palette d’exception.
Par exemple, la gamme des verts :
bouteille, émeraude, amande, céladon, tilleul, jade, bronze, absinthe,
pistache, olive, Véronèse…
Ou le perle, l’écume de mer, le cramoisi, le sang de taureau (bien sûr),
l’ardoise, le plomb, le mercure et le très solennel «obispo y azabache»,
violet évêque et noir de jais,
dont raffole le torero artiste Morante de la Puebla.
Mais le jaune, jamais. Superstition tenace : dans le mundillo taurin, on ne badine pas avec ces choses-là.
Ces couleurs d’habits, elles sont points de repère et parfois
restent seules dans les souvenirs.
Paco Ojeda est une silhouette en blanc,
Rafael de Paula est en grenat et or,
Emilio Muñoz bombe son torse bleu nuit
et Nimeño II repose parmi les fleurs dans son habit myosotis…
Chacun a ses manies, ses marottes,
sa Vierge ou son Christ brodés sur la cape d’apparat arborée lors du paseo,
le défilé d’ouverture de la course.
La couleur est un signe distinctif et intime, la couleur est un défi.
Et ces habits de dix kilos qui peuvent coûter 5 000 ou 6 000 euros pièce
sont à eux seuls des trophées,
des pièges à lumière ou à rêves que les acteurs tués en scène
emportent avec eux dans leur tombe.
Parfois, tout se déglingue et l’habit du mythe se défait.
Alain Steva s’est jeté en 1965 avec son cheval dans un canal en Camargue.
Suicide : il s’était attaché les mains derrière le dos.
L’ancien facteur de Saint-Martin-de-Crau avait démissionné de la Poste
pour être torero et rien n’avait marché.
Il n’a pas toléré la grisaille, l’échec, et on l’a enterré selon ses désirs,
dans son unique habit de lumière vert pomme et or.
La poisse jusqu’au bout :
quelque temps plus tard, des inconnus ont profané sa tombe
et volé le costume brodé, laissant à ciel ouvert un cadavre anonyme…
Le monde des taureaux regorge de ces histoires
à dormir debout et Christian Lacroix
- qui n’est pas expert en corridas et a toujours refusé l’étiquette
de «couturier taurin», «pas question d’être épinglé comme un papillon»,
dit-il - aime d’abord ces petits faits divers, les à-côté, les coulisses,
les terrains vagues, les marges de l’univers des taureaux.
De l’univers tout court.
Les illusions de l’enfance sont tenaces et ces drôles d’habits
compliqués n’ont pas lâché prise.
Dès ses débuts couronnés d’un dé d’or dans la maison Patou,
il signe une collection toreros mais ce n’est qu’un clin d’œil,
juste l’écho d’une caricature de Sem représentant Jean Patou en matador.
Mais les références à l’Espagne (Goya, Carmen, Manolete)
s’imposent d’elles-mêmes, parmi mille autres images glanées
au fil de l’enfance arlésienne, et balisent l’imaginaire.
Vers 1985, avant les grandes collections où son style triomphe,
Christian Lacroix signe discrètement
son premier «vrai» habit de lumières pour le torero arlésien Paquito Leal.
Costume rouge foncé, broderies noires, orné de signes camarguais.
Un costume sobre, traditionnel, respectueux des normes.
Chamaco, Picasso, DominguinIl dessine à nouveau d’autres habits taurins pour l’opéra Carmen
qu’Antoine Bourseiller met en scène dans les arènes de Nîmes en 1989
et surtout croise la route du jeune novillero Chamaco.
Un phénomène, star de la fin des années 80 au style inclassable,
tour à tour traité de génie ou de clown. Mad Max ou Noureïev, c’est selon…
Mais le gamin irrespectueux fait courir les foules
et pour son alternative dans les arènes de Nîmes,
il veut un habit Lacroix, sinon rien !
«Je suis allé à Huelva,
je l’ai rencontré en famille et c’était un voyage intime, un peu magique,
à cause de ces liens que nous avons tous ici avec l’Andalousie.
Après, je me suis enfermé pendant des jours pour jeter sur le papier
des dizaines d’esquisses.
Je voulais coller au personnage transgressif,
à son côté punk tout en respectant la forme ou la coupe de l’habit traditionnel.»
Et le 6 juin 1992, l’entrée de Chamaco sur la piste de Nîmes fait sensation :
son habit blanc aux broderies à dominante noire et camaïeus multicolores
évoque à la fois l’art médiéval du vitrail et la luxuriance de Picasso.
Picasso, justement :
habitué d’Arles et de ses arènes, ami de Luis Miguel Dominguin,
connu, ici même en 1950, par l’entremise de Cocteau,
la légende veut qu’il ait lui aussi dessiné un habit de lumière
au fameux torero séducteur.
Mais l’ami Jacques Durand, l’écrivain des choses taurines
et auteur d’un film sur Luis Miguel (réalisé par Marianne Lamour),
n’a jamais retrouvé la trace de l’habit picassien.
D’après ce qu’il sait, ce serait plutôt le poète du Puerto de Santa Maria,
Rafael Alberti, qui aurait créé le fameux costume.
L’habit de Chamaco, que quelques jaloux avaient qualifié de «pizza géante»,
s’est lui aussi fait la malle et serait,
paraît-il, enfoui maintenant dans les réserves du musée taurin de Séville.
Chamaco lui-même, météore oublié de la scène taurine, s’est, dit-on,
reconverti au business immobilier avec l’embonpoint
et le crâne dégarni de ceux qui ont le bon goût de se résigner.
Les habits vivent leur vie et les étoiles finissent un jour par pâlir.
Entre une armada de costumes de théâtre ou d’opéra,
passion née de ce temps où il redessinait un à un tous les vêtements
et décors des spectacles ou films auxquels il venait d’assister,
Christian Lacroix a retrouvé le chemin de Picasso par hasard.
Cette fois, c’est le torero danseur Javier Conde,
l’artiste fantasque condamné à la transe,
qui lui a commandé son dernier costume,
un habit de lumière pour la corrida «picassienne» de Malaga,
la ville natale du peintre, organisée en mars dernier.
Christian Lacroix a utilisé l’étoffe blanche comme toile de peintre,
a délaissé les chenilles de velours rouge et noir ou les paillettes d’or chauffées, admirablement façonnées pour l’habit de Chamaco
par le Parisien François Lesage, dernier génie de la broderie.
L’époque a changé. Chamaco était un feu de paille.
Javier Conde arbore maintenant une palette chamarrée de mauves,
lilas, verts bronze et flammes en forme de tourbillon bordé de noir.
Vêtement de tempête. Et Javier Conde remettra l’habit signé Lacroix
ce dimanche 23 mai à Nîmes pour un duel matinal,
l’un des sommets annoncés de la Feria, avec un autre torero mirobolant,
Morante de la Puebla.
Garbo, Callas, Oum KalthoumHabiller des toreros, cela pourrait signifier habiller des divas.
Comme il l’écrit lui-même,
ce serait alors «un travail de thuriféraire,
celui d’une vestale entretenant le feu sacré, d’un officiant,
responsable de cette seconde peau qui tient de l’armure,
de la parure sacerdotale».
Les toreros peuvent être artistes inspirés,
combattants héroïques ou même kamikazes un brin mystiques.
Mais divas, non. Les divas, ses déesses,
sont des femmes surnaturelles, proprement tombées du ciel,
qui, selon ses mots,
«doivent nous mettre la fièvre dans le sang,
comme à Naples se liquéfie par miracle chaque année
dans son ampoule celui de San Gennaro ;
nous mettre des papillons dans le ventre à chaque apparition,
à la première intonation».
C’est pour elles, ces femmes au-delà des femmes, les Dietrich, Garbo, Callas,
La Macarena, Oum Kalthoum, que le gamin d’Arles rêveur et timide,
voleur d’images et de lumières, lui l’homme du Sud païen et si religieux,
«réfractaire avec révérence», a osé redessiner le monde.
Pour les rendre plus belles encore.
Et puis, il a un sourire un peu espiègle, la voix plus douce encore :
«L’habit de lumière, c’est d’abord un vêtement de travail»,
suggère-t-il. Un bleu de chauffe, la tenue magique ?
Mais alors en beaucoup plus compliqué et coloré,
beaucoup plus cher aussi. Bon, il se moque, voilà tout.
Et dans le fond, il a raison. Il faut toujours se méfier des uniformes.
Ne jamais les prendre au pied de la lettre.
Surtout lorsqu’ils scintillent au premier rayon de soleil…
JACQUES MAIGNE
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